Automne 1945, alors que Lubitsch commence le tournage de Cluny Brown / La Folle Ingénue, deux ans sont passés depuis sa crise cardiaque qui a failli lui coûter la vie sur le tournage de son film Le ciel peut attendre ; il n’a que 52 ans. Entre-temps, il a produit deux films : Scandale à la cour d’Otto Preminger et Le Château du dragon de Joseph L. Mankiewicz. Installé à Hollywood depuis plus de quinze ans, Ernst Lubitsch a réalisé de nombreux films à succès : Ninotchka avec Greta Garbo, The Shop Around the Corner avec James Stewart, La Huitième femme de Barbe-Bleue ou encore Sérénade, avec, pour ces deux pépites irrévérencieuses, Gary Cooper.
Lorsqu’il revient enfin sur un plateau de tournage pour Cluny Brown, il déclare se sentir « comme un danseur qui s’est cassé une jambe et peut, soudain, danser de nouveau ». Cette légèreté du corps qui tourbillonne, ce plaisir charnel étourdissant de la danse est tout ce que ce film insuffle comme art de vie et de résistance face à l’aigreur des gens frustrés, engoncés dans leur conservatisme. Ce sera son dernier film, car il décédera deux ans plus tard, en 1947, sur le tournage de La Dame au manteau d’hermine, qui sera achevé par Otto Preminger.
Rapport de classe
Dans le film Charles Boyer interprète le personnage d’Adam Belinski. Et Cluny Brown est jouée par Jennifer Jones… Qui est Cluny Brown, cette Folle Ingénue ? Une jeune fille qui a la passion des tuyaux et qui s’enflamme avec toute la fougue de sa naïveté dès qu’elle rencontre un chien, un vieil homme, et même un pharmacien pétri de ringardise. Face à elle, Adam Belinski, un intellectuel d’Europe de l’Est, fauché et un brin mélancolique, qui fuit l’ombre du nazisme s’étendant sur toute l’Europe. Nous sommes en 1938 et l’Angleterre semble immuable, l’important étant de conserver ses bonnes manières, même si l’évier déborde littéralement d’eaux usées et d’ordures. L’intrigue est ténue, voire inexistante : Cluny, jeune orpheline, fait le désespoir de son oncle, qui l’envoie comme servante dans un manoir de l’aristocratie anglaise. Là, elle retrouve Adam Belinski, tous deux sont logés à la même enseigne, deux corps étrangers, deux déclassés au sein de la société anglaise. Chacun à leur manière, ils agissent comme révélateurs de la mesquinerie et de l’étroitesse d’esprit. Il y a le pharmacien, imbu de sa personne, vivant avec une mère crachotante, tous deux engoncés dans leur méchante médiocrité. Il y a aussi et surtout le mépris de classe de Lady et Sir, chez qui logent Cluny et Adam. C’est un couple aux abords charmants, mais incapable d’imaginer un monde différent du sien, tellement il est attaché à ses traditions discriminantes, nourries de fantasmes sur les étrangers.
Érotique de la tuyauterie
Le désir qui agite Cluny, comme Adam, opère en soubassement, à l’image de la tuyauterie qui fait des siennes. C’est un monde qui va exploser, ça déborde, ça fuse, ça jaillit et les dialogues comme la bande sonore portent cet humour sexuel, pétaradant, souvent à la limite du non-sens. Il faut entendre et voir Cluny déclarer sa flamme à la plomberie : « J’aimerais tant déboucher les joints, bang, bang, bang… J’aimerais tant vous voir en action… » Tout tuyau la met en extase, elle ne peut résister à l’appel du manche ! Lubitsch s’en donne à cœur joie dans une cavalcade de répliques scabreuses et désopilantes : « Qui soulage l’obstruction soulage la tension ! » Dans ce théâtre de l’absurde, Adam saura donner à Cluny sa place dans le monde avec une maxime déjantée comme parabole de sa liberté : si elle préfère donner à manger des écureuils aux noix (« Squirrels to the nuts ») plutôt que des noix aux écureuils (« Nuts to the squirrels »), qui pourrait l’en empêcher ? Et qui pourrait nous empêcher d’aller vivre intensément sur grand écran cette audacieuse comédie, et surtout exprimer nos débordements trop souvent contraints… ? À bon entendeur…