Erwan Le Duc réalise une œuvre encore plus intense que ne l’était son premier film, Perdrix. Il mêle ici très habilement le drame et la fantaisie autour de la relation entre un jeune père solo et sa fille, et du moment délicat où cette dernière envisage de quitter leur foyer.
Pour son deuxième long-métrage après Perdrix, Erwan Le Duc peaufine son style tragi-comique. Le film, qui a fait la clôture de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2023, revisite le thème de la famille et la relation parent-enfant. On y suit Étienne (Nahuel Pérez Biscayart), jeune père d’un bébé nommé Rosa, alors que la mère, Valérie (Mercedes Dassy), les abandonne. Cette situation est posée dès la scène d’ouverture par un prologue muet constitué d’une succession d’ellipses et illustré d’une musique orchestrale et tragique de Julie Roué. Ces quelques minutes suffisent à inscrire Valérie comme une figure qui demeurera obsédante tout au long du film, influençant profondément les personnages. C’est la matrice. Cette disparition marque profondément la vie d’Étienne, qui masque la douleur en vivant intensément et joyeusement. Il a choisi de construire avec Rosa une existence heureuse malgré l’absence maternelle, jusqu’à ce que sa fille atteigne ses seize ans. Interprétée par Céleste Brunnquell (qui confirme son talent après Les Éblouis, la série En thérapie et Fifi), Rosa s’apprête à quitter le foyer pour ses études. L’idée de ce départ va tout bousculer.
La Fille de son père est une évocation subtile et intense de l’amour inconditionnel entre un père et sa fille, comme rarement vu au cinéma. Il tient à ce duo central. Nahuel Pérez Biscayart interprète le père avec grâce. Puissant dans sa manière de bouger comme s’il dansait, insufflant de la poésie à son jeu, il invente un monde autour de lui. Il est d’abord dépeint comme un père protecteur, un leader lorsqu’il entraîne une équipe de football amateur, bien qu’il demeure sous certains aspects enfantin. Face à lui, Céleste Brunnquell marie magnifiquement la rugosité et la douceur. Derrière son attitude désinvolte, Rosa fait preuve d’une étonnante maturité. Comme dans un buddy movie, le tandem fonctionne sur le contraste. Leurs envies divergentes et leurs avis complémentaires sur les études, l’amour, le travail et le quotidien créent un mélange de discorde et d’harmonie, et donnent lieu à des scènes drolatiques ou émouvantes. Par leurs contraires, chacun peut bousculer l’autre et le faire avancer. D’abord, le père s’inquiète, accompagne sa fille à l’école, va visiter son futur établissement, puis Rosa, à son tour, se montre anxieuse, finit par témoigner de délicates attentions à l’égard de son père pour le préserver de son départ. Les rapports s’inversent.
Le film raconte aussi le deuil d’un amour qui n’a pas été réglé. La figure de l’absente hante Étienne. Il pense l’apercevoir à la télévision dans un reportage au Portugal, et reste figé : le temps du film se gèle. Cette silhouette dans le petit écran va déclencher en lui le désir de la revoir et réactiver sa blessure. Cette absence constitue à la fois sa force (lorsqu’il affirme : “Je n’ai jamais eu vingt ans”, ayant dû assumer tôt la responsabilité d’un père) et sa fragilité. On sent progressivement sa carapace se craqueler. Et sa fille va l’aider à lâcher prise.
L’amour sous toutes ses formes est en filigrane le sujet du film. Youssef (Mohammed Louridi), l’amoureux platonique de Rosa, et Hélène (Maud Wyler), la petite amie d’Étienne, bien que secondaires, ont leur importance dans l’histoire. Il est beau de les voir à la fois présents, aimants, et à juste distance.
Erwan Le Duc aime changer de registre, mélanger la romance et le burlesque, aborder avec légèreté des sujets graves. Le film demeure imprévisible, chute et rebondit constamment, passant de la comédie au drame, et même au road movie. La musique de Julie Roué (déjà à l’œuvre sur Perdrix) oscille, elle aussi, entre le tragique (du grand orchestre) et la fantaisie (d’une simple flûte ou d’une harpe). Un sens de l’absurde et du gag visuel renvoie au slapstick (comme cette équipe de foot au complet qui sort d’une voiture). On pense à Nanni Moretti (Palombella rossa) quand Étienne invective ses joueurs sur le terrain comme s’il voulait mettre de l’ordre dans sa vie et ses pensées. Le film est bouleversant dans sa manière de connecter chaque situation à l’émotion d’un père aux faux airs de clown triste. Son sentiment demeure ambivalent et énigmatique. Est-ce par amour pour cette femme qu’il souhaite la revoir, ou pour sa fille à qui il veut redonner une mère ? Cette question demeurera ouverte jusqu’à la toute fin, et notre fascination pour ce film réside en ce mystère.