La Fièvre de Petrov

Russie, grandeur et décadence

La grande Russie de Vladimir Poutine est une hallucination collective dans La Fièvre de Petrov, adaptation du roman subversif d’Alexeï Salnikov. Le dissident Kirill Serebrennikov fait voler en éclats le patriotisme de propagande, avec les armes d’un libre cinéma politique.

Des films en compétition au Festival de Cannes en 2021, La Fièvre de Petrov est le plus terrible et le plus radical, le plus oppressant et le plus conséquent. Terrible parce qu’arraché des ténèbres humaines. Radical parce que fécondé par une violence sociale extrême. Oppressant parce que travaillé par des tensions horrifiques. Conséquent parce que pensé dans un esprit contestataire, infiltré derrière les lignes ennemies du pouvoir russe.

La Fièvre de Petrov met en scène l’effondrement d’un peuple hystérisé par les idéologies attachées au régime autoritaire de Vladimir Poutine, mêlant patriotisme, nationalisme, impérialisme, tout un roman national passéiste flattant les exploits héroïques du peuple soviétique et glorifiant la puissante Russie. Le moteur de l’unité est la revanche nationale à l’extérieur et le musellement des oppositions à l’intérieur.

La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov. Copyright Sergey Ponomarev.

Sous ce glacis de l’Empire soviétique ranimé par la propagande, cette pauvre Russie est en état de déréliction, secouée de convulsions mortifères. Le régime a grippé tout un pays, plongé dans un climat de dépression et d’inquiétude que saisit La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov, aussi âpre et déroutant que le roman nihiliste d’Alexeï Salnikov dont il est l’extension cinématographique, Les Petrov, la grippe, etc. (Éditions des Syrtes, 2020). L’auteur de ce roman de 2016 à l’humour noir et grinçant, au goût affirmé pour l’absurde, convoque aussi bien Fiodor Dostoïevski que Mikhaïl Boulgakov, dans ce cauchemar vertigineux déroutant. Où la grippe n’est évidemment que la métaphore empruntée par le cinéaste comme l’auteur du roman pour déguiser les effets dévastateurs du régime, les troubles qui en sont la manifestation.

La Fièvre de Petrov prend la forme d’un trip sous acide dans les pas de la famille Petrov, le père, la mère et le jeune fils. Petrov père (merveilleusement joué par Semyon Serzin) ne va pas bien, il rentre chez lui dans un bus bondé, et le temps de ce trajet s’exprime une primitive violence sociale, abjection obscène. Dans les rues boueuses et glacées d’Ekaterinbourg, aussi sombres que Gotham city, des civils sont abattus. Petrov, déboussolé comme les autres, s’adonne en chemin à une beuverie transgressive à l’intérieur d’un corbillard transportant la mort et la vie : vodka, à la santé des Russes, autour du cercueil. Pendant ce temps, son ex, Petrova, bibliothécaire qui anime des discussions sur la poésie, est prise de pulsions assassines, métamorphosée en super-héros méchant. Petrov finit par rentrer chez lui, son fils et Petrova sont eux-mêmes malades désormais de la grippe. Petrov, fébrile et alcoolisé, est en proie à un chaos intime, secoué par des hallucinations étranges, des souvenirs et des rêves : il vit dans un monde parallèle.

La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov. Copyright Sergey Ponomarev.

L’audace formelle de Kirill Serebrennikov, sa vision d’une épidémie incontrôlable des corps et des âmes, aux symptômes de folie collective, le renvoie à ses maîtres Bergman, Antonioni, Visconti et Pasolini. On pourrait ajouter Luis Buñuel, tant son surréalisme l’inscrit dans une vision semblable, un monde où le réel n’est plus distinct de l’imaginaire, du rêve, de l’hallucination, des images mentales.

Choc visuel en même temps que choc politique, ce film étonnant travaille de façon imprévisible la pellicule (couleur, noir et blanc), les formes (plan- séquence magistral, dessin animé inattendu), les registres (satire, comédie, drame, conte, fantaisie), dans une œuvre furieuse, parfois hilarante, souvent inconfortable. 

Kirill Serebrennikov, homme de théâtre et de cinéma, accomplit avec La Fièvre de Petrov, portrait d’une Russie malade, un acte de résistance rageur face à un pouvoir russe qui a confisqué l’espérance du peuple et muselé la contestation. Serebrennikov n’est plus un artiste libre. En août 2017, en plein tournage de son film Leto  (2018), biopic en noir et blanc sur l’idole du rock soviétique Viktor Tsoï, sélection cannoise également, Kirill Serebrennikov a été arrêté et a coordonné le montage depuis son appartement. Assigné à résidence chez lui, sous surveillance policière jusqu’au printemps 2019, il a été condamné en juin 2020 pour détournement de fonds publics à trois ans de prison avec sursis et l’interdiction de sortir de Russie.

La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov. Copyright Sergey Ponomarev.

À ses débuts, Kirill Serebrennikov était en cour auprès de l‘élite politique, nouveau héros de la scène culturelle russe contemporaine, loué par l’intelligentsia pour son avant-garde occupée à déboulonner les académismes, les modèles de la culture, les codes moraux. Sous la présidence de Dmitri Medvedev (2008-2012), il avait le soutien des cadres du Kremlin fascinés par son insolente modernité, sa manière décomplexée de mêler sexe et satire sociale. L’artiste moscovite a bousculé le théâtre russe : il n’y a qu’à voir sa mise en scène, qui a voyagé jusqu’au Festival d’Avignon, des Âmes mortes de Gogol, farce noire et excessive, débordant sur le cabaret et le cirque.

Et puis Kirill Serebrennikov est devenu politiquement suspect : un ennemi potentiel, provocateur, dont les créations ont fini par apparaître comme autant de menaces. Il est devenu l’artiste à abattre : un opposant en danger, persécuté pour sa liberté artistique contestataire. Passé par le théâtre d’art Tchekhov, par le Bolchoï, par le théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, puis à la tête du Centre Gogol. Serebrennikov le créateur novateur a changé de statut : de fascinant et ultramoderne iconoclaste, il est devenu figure de la dissidence avec le retour à la présidence de Vladimir Poutine en 2012, puis l’annexion de la Crimée en 2014, tandis que ce conservatisme autoritaire exaltait les valeurs de la Russie éternelle, orthodoxie, famille, patrie. Un récit nationaliste de propagande, face à la vérité de la société russe qui s’effondre.

Kirill Serebrennikov a surtout travaillé des mises en scène de théâtre. Il n’a pas fait beaucoup de films, mais le cinéma a toujours été présent dans son travail. Au Centre Gogol à Moscou, qu’il a dirigé plusieurs années, il a adapté en pièce de théâtre ses films favoris, Rocco et ses frères (1960) de Visconti, Tous les autres s’appellent Ali (1974) de Fassbinder, Les Idiots (1998) de Lars von Trier.

La Fièvre de Petrov « est arrivé à un moment assez difficile de ma vie, raconte Kirill Serebrennikov. Comme un exutoire, une joie essentielle, voire une bouée de sauvetage ». L’artiste russe l’a réalisé dans un état second, qui est exactement celui du film. La journée, il assistait à son propre procès fomenté par le régime. La nuit, il tournait le film. Kirill Serebrennikov a passé deux mois sans dormir et c’est dans cet état insomniaque que nous saisit sa vision enfiévrée et somnambulique d’une Russie cinglée et d’un monde déréglé.

 

Jo Fishley