Rarement un film algérien aura-t-il autant embrassé les nœuds de l’histoire, tant intime que politique, au cœur d’une fresque majestueuse, où la douleur relève de la beauté. D’une ampleur romanesque inouïe, où l’éclat du classicisme côtoie, parfois dans la même scène, le même plan, la modernité la plus aiguisée, La Dernière Reine d’Adila Bendimerad et Damien Ounouri est surtout une œuvre en résonance profonde avec ce qui se joue actuellement en Algérie, mais aussi pour tout un chacun, travaillé par la question de l’engagement.
Dès les premiers plans, le film nous capte dans son écrin de beauté de désirs inavoués et de fureurs historiques. Une histoire nous est racontée par une femme d’une singulière prestance. Il s’agit de la reine Zephira, seconde épouse du roi Salim, qui envoûte son auditoire par une légende. Une cuillière de neige parfumée de bouton de rose sucrée à la main, elle le croque avec suffisamment de sensualité malicieuse pour que l’on saisisse d’emblée tout l’enjeu du film : la réappropriation, même inventée, de l’Histoire par une femme qui ne craint ni le froid ni les passions. Interprétée par Adila Bendimerad, à la fois actrice, scénariste et coréalisatrice du film auprès de Damien Ounouri, face aux machinations politiques des hommes, elle impose la toute puissance de la narration.
Nous sommes à Alger en 1512, et le pirate Aroudj Barberousse (interprété par l’extraordinaire acteur magnétique Dali Benssalah) libère Alger de la tyrannie des Espagnols. Accompagné de sa piratesse scandinave Astrid (formidable Nadia Tereszkiewics), il prend le pouvoir sur le royaume, tout en faisant assassiner le roi Salim (l’acteur Tahar Zaoui, tout en nuances). Toute alliance appelle la trahison et, à partir de cet acte, une rébellion s’organise, menée par les deux épouses du roi : Chegga (par la talentueuse Imen Noel) et la plus jeune, Zephira. Si l’une est politicienne et d’un redoutable sens politique, l’autre est tenaillée par ses pulsions.
Les récits ont de tout temps été racontés du côté des vainqueurs. L’histoire de l’Algérie est toujours prise au piège d’une triple mystification : l’imposition du récit nationaliste des héros de la guerre d’indépendance (avec la permanence de l’évacuation des femmes, fondatrices du mouvement de libération) une hypermédiatisation du temps colonial français et une amnésie profonde de l’Algérie avant 1832… Or, la formidable puissance politique du film, où Eros est noué à Thanatos, est justement d’occuper, au sens quasi guerrier et amoureux (c’est la dialectique que le film distille de bout en bout), les blancs de l’histoire.
La béance des traces, comme des imaginaires, est propice au vol et à la dépossession par celles et ceux qui vont fantasmer à outrance les Sud, un boulevard largement ouvert à l’orientalisme avec les méfaits qui, hélas, perdurent encore.
Il faut saluer ici l’extraordinaire travail de création et de reconstitution de la directrice artistique Feriel Gasmi Issiakhem, avec ce que cela suppose de poésie et d’invention, tant des décors que des costumes, mais aussi des nombreuses langues parlées et chantées que le film charrie dans un kaléidoscope revigorant. L’enjeu du récit est politique, surtout lorsqu’il s’agit de fiction qui ont trait au territoire. Avec aussi de la part de ce binôme masculin féminin que sont les deux cinéastes (le genre est mixte et mêlé chez l’une comme chez l’un), la volonté farouche de raconter et de rendre visible toutes les réalités du pays qu’est l’Algérie. À savoir une mosaïque chaotique, où tout semble aussi se jouer pour la dernière fois.
En cinq actes, notre héroïne Zephira passera par différentes étapes. Elle ne doit surtout pas tomber sous les coups qu’elle ne cesse de recevoir, autant ceux de la fatalité que ceux de sa lignée. Héroïne shakespearienne avant l’heure, elle chemine, cernée par les hommes, à travers un destin tragique, où rien ne semble aller de soi, si ce n’est l’affrontement des lois et des désirs antagonistes.
Adila Bendimerad, avec son personnage Zephira, concentre dans son jeu, comme dans les images convoquées dans le film, nombre de figures féminines sacrificielles, de Jeanne d’Arc à Djamila Bouhired, qui, par leur intransigeant engagement, ont accédé au rang de mythe libérateur.
Dans ce film de combat, autant sur les plaines et les plages que dans les chambres et alcôves, les cinéastes allient les oppositions et confrontations, afin de faire jaillir ce qui peut advenir, mais ne sera jamais véritablement réalisable.
Ce tiers recherché, cette suture des désirs comme de l’histoire, toujours manquante, à rattraper à chaque plan, à chaque élan des corps qui se frottent, cognent, et s’enlacent, dans une chorégraphie de la friction et du déchirement. Voilà ce qui étreint, épuise, alarme et foudroie, tant tout s’emporte et explose dans les plis d’une douleur, lancinante de beauté.
Tenir debout, alors que tout est aspiré, avalé, englouti, meurtri, décapité. Se tenir droite, malgré et envers tout, au nom de quelque chose qui est irréductible à tout. Pour que l’insurrection palpite, toujours.