Avec un dispositif brillant centré sur Bastien, jeune militant frontiste se livrant à nous, La Cravate est un documentaire préoccupé par la montée du Front National (RN). Rare et loyal dans son approche, un film politique essentiel.
« Est-ce que je suis un connard ? », demande Bastien, vingt ans, militant FN, des petits yeux en amande, le cheveu ras, un sourire attendrissant et légèrement embarrassé. Interpellés jusque dans la salle, on serait presque tenté de lui répondre. Le jeune homme évalue la description que font de lui les deux réalisateurs de La Cravate, Étienne Chaillou et Mathias Théry, dans un texte dactylographié et très littéraire qu’ils lui soumettent dès l’ouverture du film.
Si Bastien le Picard s’affiche sans cravate devant la caméra, c’est qu’il s’est, depuis quelque temps, éloigné des réunions officielles du parti et s’est mis à réfléchir sur lui. Il a accepté d’être filmé en examinant le texte du récit de sa vie devenant la voix off omniprésente, aux allures flaubertiennes, du documentaire. Il rectifie un mot là, se marre ici, précise ou décrit le détail nécessaire pour éclairer notre lanterne face aux images que nous voyons de lui en action, tournées plusieurs mois en amont.
Sans jamais renier ses idées contestables, tout au long du film, tandis que la caméra respecte une distance intègre, Bastien intervient ainsi, garantissant que sa parole a été réexaminée, soupesée et validée par lui. Et il sait l’importance des mots : en matière de communication politique, les conseils viennent souvent d’Éric, son protecteur, chef départemental des jeunes du parti. Ce dernier, pas plus vieux que Bastien, s’y connaît en accessoires et respectabilité politique. Ambitieux et rusé, il est prêt à tout pour arriver à ses fins.
Poursuivant avec La Cravate le décryptage de la société française actuelle, le tandem, inquiet face à l’essor du Front National, invite à la réflexion, mettant les pieds dans le plat, à la veille des élections municipales 2020. Pourtant, c’est avec une infinie précaution et une finesse de regard que les auteurs cherchent à comprendre ce processus d’adhésion de partisans frénétiques fascinés par Marine Le Pen, agitant le drapeau tricolore et scandant : « On est chez nous ! ». Leur méthode consistant à suivre un individu pour mieux éclairer un milieu (le FN, alors en pleine campagne présidentielle de 2017), Étienne Chaillou et Mathias Théry arpentent les couloirs de l’Assemblée nationale, croisant « des jeunes de vingt ans, habillés en costard et parlant déjà comme des vieux routiers de la politique ». En fin de compte, ils se fixent sur Bastien : le garçon vit à Amiens avec un poster de Marine accroché au-dessus de son lit. Surtout, il a pas mal de bagou et a soif de parler d’un parti politique qui déteste les caméras.
Pendant plus de deux ans, les réalisateurs suivent ainsi ce jeune provincial convaincu par des thèses qui leur hérissent le poil : coup de pot, Bastien séduit l’énarque Florian Philippot avec une vidéo et grimpe dans la hiérarchie du parti. Les auteurs marchent sur des œufs, tandis que le gamin avance à grandes enjambées. Mais très vite, ce dernier déchante et l’empathie à son égard nous gagne étrangement : Bastien découvre un monde politique gangrené par la communication, peste moderne aux mensonges permanents qui détourne des idées. Qu’il s’agisse de « rajeunir le parti » en surfant sur la mode écolo, de mettre en « loucedé » de l’huile sur le feu face aux grévistes de Whirlpool, de ravaler ses ambitions quant aux préférences internes du parti ou de croiser seulement quinze secondes Marine Le Pen, alors qu’on en rêvait depuis toujours, rien ne paraît satisfaisant à Bastien. Il vacille, résistant mal à la déprime.
Plus tard, Bastien révèle aussi un secret qu’il a longtemps gardé en lui. En se confessant, il sait que ses révélations modifieront le regard que l’on porte à son endroit. Son destin s’en trouvera-t-il changé ? Psychanalyse inédite d’un militant dans les entrailles d’un parti politique.
Étienne Chaillou et Mathias Théry ont remporté le Grand Prix documentaire du festival du film politique de Carcassonne pour l’intelligence de leur démarche et l’honnêteté de leur nouvel opus. Les auteurs s’étaient déjà distingués en 2016 avec La Sociologue et l’Ourson, dans lequel ils décortiquaient l’effervescence des débats hexagonaux sur le « mariage pour tous », mélangeant animation et images d’actualité au trajet d’un couple singulier.
Avec La Cravate, les auteurs prétendent que leur film ne « nous apprendra rien sur le Front national », mais leur point de vue est sans appel sur des comportements qui, même sous couvert de « com », sont inacceptables.
Certes, l’extrême droite n’a pas l’exclusivité des pratiques douteuses, mais dans le contexte de « dédiabolisation », le FN encourage les manipulations, l’opportunisme et la mauvaise foi de ses militants.
Persuadés aujourd’hui qu’ils ne sortiront « pas indemnes » de l’expérience de La Cravate, les partisans ennemis – Bastien d’un côté, Étienne Chaillou et Mathias Théry de l’autre – se donnent au public dans un acte de résistance et de bravoure. Seront-ils victimes de récupération politique ? Que penser des éloges de François Ruffin (France Insoumise) en vitrine de la page Facebook de La Cravate ? Le RN (ancien FN) utilisera-t-il cet argument pour nier l’esprit sincère de ce « film pour tous » ?
Il revient au public de ne pas céder aux chants des sirènes, de lever la tête dans l’obscurité et d’apporter son soutien (ou non) à un film salutaire et d’une grande probité.