
Caméra d’or au dernier Festival de Cannes, La Convocation (anciennement titré Armand) du Norvégien Halfdan Ullmann Tøndel séduit autant qu’il dérange, et nous interroge : ce jeune et talentueux cinéaste aime-t-il ses personnages ?
C’est un huis clos élargi, qui se tient dans une école primaire, ses salles de classe, bureaux, couloirs et toilettes, où l’on se retrouve désorientés tant la géographie est rendue confuse et le poids du passé envahit l’espace. Y sont convoqués les parents de deux jeunes élèves, Armand et Jon, qui auraient échangé des propos à caractère sexuel aussi intolérables que surprenants dans la bouche d’enfants de leur âge. Ainsi la mère célibataire d’Armand, que tous regardent comme une marginale désinhibée, doit-elle répondre des paroles de son fils face à un couple marié, solidement installé dans une posture victimaire, une jeune institutrice un peu dépassée, sa collègue et leur directeur.
Les protagonistes de cette intrigue mis en présence les uns des autres, un gros plan sur la chevelure nouée d’Élisabeth (formidable Renate Reinsve, déjà admirable dans Julie (en 12 chapitres), par exemple) laisse à penser que le chignon de Kim Novak dans Vertigo y est pour quelque chose et que le vertige, en effet, menace (une plongée sur un escalier en forme de spirale appuie la référence un peu plus tard).
Car tout dans cette histoire nous embarque aux confins du malaise, soit à la limite de l’insupportable : les échanges verbaux, les nerfs et silhouettes qui craquent sous la pression, les visages qui envahissent l’écran, les gestes ambivalents des adultes… C’est passionnant, captivant, mais quelque chose nous empêche d’adhérer pleinement à la manière dont ce jeune réalisateur au pedigree colossal (il est le petit-fils d’Ingmar Bergman et de Liv Ullmann) filme son dispositif : un peu trop sûr de ses effets, il semble jubiler face à cette joute névrotique entre adultes. Le monde qu’il décrit est déserté par les enfants, en toute logique, mais, plus symboliquement, il donne à sentir une ambiance de fin du monde sans eux. C’est la part judicieuse et brillante de son geste. En revanche, la façon dont il imagine la mise à terre d’un de ses personnages (on n’en dira rien si ce n’est que cela se passe dans la cour et sous la pluie) pose un problème de regard, donc, de morale. Comment se réjouir d’une humiliation pareille ? Pour en arriver là, il joue sur des relations ambiguës entre les parents, s’approche très près des corps au point de faire sentir sa propre présence, puis condamne férocement l’un de ses protagonistes, alors qu’il est issu d’un arbre généalogique manifestement malade et que nul ne mérite de perdre sa dignité. Dans cette scène, ce ne sont pas les personnages, dont certains sont dénués d’empathie (les séquences de saignements de nez au début du film en attestent), qui se font les justiciers, c’est le cinéaste lui-même. Et c’est ce qui nous retient de l’applaudir tout à fait. Son talent, par ailleurs, est indéniable.
Anne-Claire Cieutat