Après Heureux comme Lazzaro, Alice Rohrwacher nous revient avec une fable singulière et fiévreuse. Sur les vestiges de notre histoire et ce qu’on en fait.
Une petite ville côtière au bord de la mer Tyrrhénienne, dans les années 1970. Arthur, un jeune Anglais juste sorti de prison rejoint là son passé : la mère de la jeune fille qu’il aimait, ses amis tombolari, ces pilleurs de tombes étrusques. Beniamina, son amour de jeunesse, n’est plus qu’un souvenir lointain pour tout un chacun, sauf pour lui et la mère de la disparue, Flora (Isabella Rossellini) qui continuent à la faire exister dans le monde des vivants, alors qu’elle appartient à l’autre côté. Dans sa grande maison au faste encore visible malgré un délabrement certain, Flora est entourée de femmes ; ses propres filles, qui semblent surtout vouloir vendre la demeure et placer leur génitrice dans une maison de retraite, et Italia (Carol Duarte), une jeune femme qui fait le ménage et à laquelle elle enseigne le chant. Italia, seul être tangible et porteur d’un peu d’espoir.
Dans les collines sèches à l’ombre d’arbres protecteurs, ou sur la plage blanche dominée par les bâtiments d’une centrale électrique, la troupe bigarrée des tombolari creuse des trous.
Cette faune de hippies, moitié acteurs, moitié crieurs de foire, fait perdurer un esprit libertaire et sauvage, où tout est permis. Ils vivent de trésors enfouis qu’ils déterrent sans vergogne et revendent à des receleurs pour un obscur commanditaire. Or, Arthur a un don : comme un sourcier, avec une baguette, il détecte les gisements de statues, de pièces et de poteries étrusques…
Dedans dehors, la vie et la mort, le profane et le sacré, l’ancien et le moderne. Tout, dans ce film, est frontière, lisière entre deux mondes. Profaner des tombes antiques, est-ce se souvenir de nos histoires, ou bien chercher un lien avec les morts ? Un peu tout cela dans une époque en plein chambardement, mais où l’argent est le nouveau Dieu devant lequel tout un chacun se prosterne. Si au temps des Étrusques, les femmes avaient le pouvoir, c’est ici une figure féminine qui se cache derrière le trafic d’œuvres d’art, incarnée par Alba Rohrwacher, au beau visage de sculpture diaphane. Mais de cette position de pouvoir, que fait-elle ? Du faux avec du vrai, de l’arnaque et du bénéfice.
D’une texture magnifique mélangeant le 35 mm, le 16 et le super 16, l’image signée Hélène Louvart nous happe et nous emporte dans cette fable sur les vestiges de notre histoire et ce qu’on en fait. Habité et fiévreux, le film se délite quelque peu en raison de sa durée, mais reste impressionnant de liberté et d’invention. C’est du cinéma comme on en voit peu, convoquant tout à la fois la démesure de Federico Fellini, le hiératisme de Ermano Olmi, mais ressemblant cent pour cent à du Alice Rohrwacher. Magique et trivial, lent et débordant, bariolé et mystérieux La Chimère est dans le droit fil des œuvres précédentes de la réalisatrice italienne (Les Merveilles, Heureux comme Lazzaro) : ancré, singulier et différent.