La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar

La mort sollicitée

Deux amies américaines se retrouvent après une longue séparation. L’une, ancienne reporter de guerre au cancer incurable, demande à l’autre, romancière à succès, de l’assister clandestinement dans son recours à l’euthanasie. Magistralement écrit et interprété, sobrement réalisé, le vingt-troisième film de Pedro Almodóvar est un très touchant appel à la sollicitude et, si possible, à l’empathie, caractéristiques en voie de disparition aujourd’hui. Un appel entendu par le jury de la dernière Mostra de Venise, qui lui a attribué son Lion d’or.

Inspiré par le roman de Sigrid Nunez, Quel est donc ton tourment ? (The Room Next Door, 2023),  La Chambre d’à côté est, en effet, un film en totale révolte contre le monde d’aujourd’hui, profondément ancré dans l’égocentrisme haineux et tenté par le totalitarisme soi-disant salvateur. Roman et film racontent comment deux personnes, Martha (Tilda Swinton) et Ingrid (Julianne Moore), qui furent autrefois collègues dans le même journal, se retrouvent incidemment et vont fusionner, au nom de leur amitié retrouvée, dans une double lutte, l’une avouée contre le cancer dévastateur de Martha et l’autre, verbalisée par un amant commun, contre l’indifférence généralisée.

Le cinéaste, comme toujours, s’approprie le texte original et l’adapte à son univers avec sa rigueur narrative habituelle. Les scènes se succèdent à un rythme soutenu, mélangeant les genres, puisque nous sommes invités à passer successivement du drame psychologique au mélodrame tempéré, puis au policier à énigme, le tout teinté de temps à autre de touches fantastiques plutôt troublantes. La réalisation s’appuie sur un découpage de proximité, aux cadrages renouvelés et parfois à la composition très complexe, qui entraîne une projection-identification intense du spectateur avec les deux personnages. Le processus est très rapidement déclenché par la sublime interprétation des deux actrices au sommet de leur art. Almodóvar avait déjà travaillé avec Tilda Swinton dans l’un de ses deux courts-métrages en langue anglaise, La Voix humaine (d’après Cocteau en 2020), et voulait renouer avec cette expérience. Il savait que Julianne Moore, au jeu en très grande partie fondé sur le sens de l’écoute, serait sa partenaire tout indiquée. D’où la très directe référence au tandem Bibi AnderssonLiv Ullmann du Persona d’Ingmar Bergman dans un plan donné du film. Une référence accompagnée de plusieurs autres, toutes en relation étroite avec les différents thèmes abordés, comme la mort inéluctable (The Dead de James Joyce, si fidèlement adapté (Gens de Dublin) par John Huston en 1987), la solitude apaisée (le tableau d’Edward Hopper, People in the Sun) ou le désir sexuel (ici refoulé), évoqué par le tronc d’arbre phallique de la peinture de George O’Keefe, The Chestnut Grey, dans la chambre de Martha. Des citations qui donnent au film une ampleur artistique universelle, sans pour autant lui ôter sa dimension éminemment personnelle, Almodóvar entretenant sa série de portraits féminins, comme toujours plongés dans son univers chromatique de prédilection, ses rouges, ses jaunes et ses verts, qu’il doit, comme il le reconnaît souvent, « au Technicolor de son enfance ». Un film qui, d’autre part, présente un engagement humain et politique, puisque, en Espagne, une loi a été votée, le 25 juin 2021, autorisant l’euthanasie. Un film donc à la fois beau et courageux.

 

Michel Cieutat