À hauteur d’enfant, une chronique sur la vie des familles d’expatriés français à Madagascar au début des années 1970. Imparfaite, mais foisonnante.
C’est une gamine portant un loup et une cape noire doublée de rouge sur un justaucorps jaune, une justicière qui annihile les vilains d’une pichenette, les terrasse d’un bon mot et part dans un éclat de rire. Fantômette, créée par Georges Chaullet et qui fit les beaux jours des jeunes lecteurs de la Bibliothèque rose dans les années 1960, est le personnage par lequel nous entrons dans la fiction. Caché dans une caisse de bois trônant dans un jardin d’où il peut voir sans être vu, Thomas, huit ans, lit (et visualise) ses aventures avant d’être appelé à rejoindre sa famille à la table du déjeuner.
Des interstices entre deux planches, des vitres dépolies, des encoignures de portes : c’est de ces endroits dérobés que Thomas regarde le monde des adultes, à commencer par Robert et Colette, ses parents, et leurs amis. Tous sont des expatriés français à Madagascar, des militaires et leurs épouses installés en 1970 sur l’île rouge, pourtant indépendante depuis dix ans. Ils sont là comme en un paradis, alors qu’ils y sont des « étrangers » comme le dit la chanson L’Étranger au paradis immortalisée par Luis Mariano et dont on n’entend qu’une version musicale. Ils s’y ébrouent entre eux, retranchés en un « village gaulois » (c’est ce que clame en fanfaronnant l’un des personnages), d’où les autochtones, les Malagasys, sont renvoyés à la marge. Ainsi, ce jeune homme seulement entraperçu, qui déroule un tuyau d’arrosage et que Robert, le père de Thomas, renvoie immédiatement dans l’ombre des communs. Ou cette jeune ouvrière devenue la petite amie d’un lieutenant et qui focalise tous les fantasmes.
Travaillant ses souvenirs d’enfance, Robin Campillo (120 Battements par minute) livre un film imparfait, où se superposent la plénitude d’une heureuse inconscience, vite lézardée par l’impression que quelque chose se casse dans le couple parental, et la culpabilité rétrospective d’avoir été fils de colon. Si le mélange ne prend pas toujours, si certaines scènes sont surexpliquées et surinterprétées (à grand renfort de voix off ou de flash-back), d’autres coulent de source. Comme cet impressionnant moment de liesse où Monsieur Guedj (David Serero), débonnaire et joyeux, danse langoureusement avec son épouse (Sophie Guillemin, parfaite), puis invite Colette (Nadia Tereszkiewicz, tendre et grave en mère aimante et épouse sous emprise). Tout le monde rit, Colette la première, car Guedj joue les séducteurs de pacotille. Mais Robert (Quim Gutiérrez) en prend ombrage et il entraîne à son tour sur la piste, en mâle dominant et sans une once d’humour, une jeune femme dont il fait sa proie.
La texture de l’époque, les visages et les costumes, les musiques et les sons, tout sonne juste et le point de vue de l’enfant, fragile et renvoyé à sa féminité – incongrue aux yeux de son père et de ses frères – de façon violente, reste notre sésame. Dans son dernier tiers, le film opère un radical changement, osé mais réussi, qui remet sur le devant de la scène les jeunes Malagasys en révolte et évacue définitivement les envahisseurs. Pour cette audace et un talent certain à recréer une ambiance et un monde biaisés, L’Île rouge mérite qu’on y accoste.