L'Enlèvement

Satire féroce

Marco Bellocchio revient avec une œuvre intense, qui pose un regard à la fois tragique et amusé sur les enjeux religieux et politiques de l’Italie du XIXe siècle, tout en relatant avec émotion le déchirement d’une famille. Il mêle ainsi avec brio la véracité historique, la farce, la charge satirique, le touchant portrait d’un enfant embrigadé, et le drame familial.

 

Le grand réalisateur, actif depuis les années 1960 et dernier survivant de l’âge d’or du cinéma italien, n’a rien perdu de sa vivacité, même à 83 ans. Avec Anatomie d’une chute, La Zone d’intérêt et Les Feuilles mortes, ce film était probablement l’un des plus beaux du Festival de Cannes 2023. Mais, malheureusement, le seul de cette liste à être absent du palmarès. Marco Bellocchio, qui a fait ses débuts cinématographiques il y a cinquante-huit ans avec Les Poings dans les poches, continue d’explorer les complexités et les contradictions de son pays natal. Il se penche à nouveau sur des sujets anticléricaux et historiques, thèmes qu’il a souvent abordés tout au long de sa carrière. Après avoir exploré l’histoire véritable de Tommaso Buscetta, repenti de la Mafia, dans Le Traître (autre film ignoré à Cannes), Bellocchio aborde maintenant la véritable histoire d’Edgardo Mortara, jeune juif enlevé à sa famille de Bologne en 1858 par l’Église catholique, sous prétexte qu’il avait été secrètement baptisé par sa nourrice.

Le premier arc narratif captivant concerne les efforts déployés par les parents (formidable Barbara Ronchi dans le rôle de la mère) pour rendre visite à leur enfant et le ramener chez eux. Ils sont constamment entravés, humiliés et ignorés, même par leur fils. Parallèlement, le film suit la vie d’Edgardo de l’enfance à l’âge adulte. Après avoir été arraché à sa famille, le jeune homme développe une dévotion aveugle pour sa nouvelle religion. Filmé à hauteur d’un enfant, L’Enlèvement nous fait découvrir l’univers de la foi à travers son regard. Il s’agit d’un voyage initiatique qui, au lieu de mener à la lucidité, conduit à l’endoctrinement. Le thème de l’isolement et de l’individu replié sur lui-même est un fil conducteur dans l’œuvre de Bellocchio, dès Les Poings dans les poches, avec son personnage principal atteint d’épilepsie et plongeant dans la folie. L’Enlèvement explore en profondeur la psyché de son personnage jusqu’à ce qu’il sombre, lui aussi, dans un état second. Il faut saluer la prestation impressionnante d’Enea Sala dans le rôle d’Edgardo enfant.

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Le film illustre le contexte historique, mettant en lumière des événements marquants de l’époque, tels que le procès de l’inquisiteur Feletti en 1860 et l’entrée des troupes piémontaises à Rome en 1870. Fort de cette toile de fond authentique, le réalisateur explore l’histoire des religions à travers le prisme fragile d’un enfant, rendant dérisoires les éléments qui le submergent. Il tourne ainsi en dérision les fondements des croyances. À cet égard, l’énergie que le pape Pie IX (Paolo Pierobon) et ses disciples déploient pour convertir le jeune Edgardo est présentée avec moquerie, d’autant plus que que le pouvoir de l’Église catholique est en péril. Cela traduit une volonté désespérée du Vatican de résister à son propre affaiblissement politique. Et la stratégie fonctionne, car Edgardo, initialement désespéré, s’écarte peu à peu de sa famille pour s’adapter à son nouvel environnement et y trouver du réconfort. Ce n’est pas un film sur un combat, mais sur une abnégation.

Bellocchio s’efforce d’éviter les clichés et le manichéisme, notamment grâce à la présence de moments inattendus de douceur, comme celle du précepteur qui réussit à apaiser Edgardo, bouleversé après une visite autorisée de sa mère. Cela dissimule une violence insidieuse qui imprègne le film, faisant écho à Vincere (2009), où la première épouse de Mussolini était soumise à une torture psychologique. Ici, Edgardo sombre dans une profonde crise identitaire, ne sachant plus vers qui se tourner. On est également surpris par la force intérieure de l’enfant, qui semble acquérir une forme de sagesse, et à l’inverse, par une représentation dérisoire du pape, rendu infantile par la farce, lorsqu’il contemple une caricature dans un journal satirique où un dessin s’anime, ou lorsqu’il cauchemarde d’une circoncision nocturne.

Le film ne manque pas d’humour, avec des moments qui apportent une bouffée d’air frais dans la noirceur du récit. Il adopte une forme adaptée à l’univers enfantin, avec une atmosphère ludique et des éléments outranciers, voire oniriques et potaches, présentant un pape hypocrite et un ministre insomniaque, autant de personnages qui pourraient constituer la trame d’une comédie. Le cinéaste ne se contente pas de narrer l’affaire Mortara, il lui confère une dimension romanesque grâce à ses envolées baroques et ses échappées grotesques. Tout en respectant le classicisme de la fresque historique et un récit délivré de manière linéaire, le film est également empreint d’une forte émotion, notamment celle de parents impuissants face à la transformation radicale de leur jeune fils. Le réalisateur restitue le sentiment de la mère en mettant en scène ses pensées, en particulier lorsqu’on la voit imaginer la présence de son fils lors d’un repas familial, les yeux perdus. Le génie de Bellocchio réside dans sa capacité à associer l’essence tragique d’une famille déchirée à une touche baroque et grotesque, offrant ainsi au spectateur un plaisir continuellement renouvelé.

Benoit Basirico