Knives and Skin de Jennifer Reeder est le film d’une femme à la parole libre, portant un regard sur ses congénères. Passant outre certaines références assumées, le spectateur découvrira un premier long-métrage original, osé et très prometteur.
Carolyn Harper est une adolescente blonde comme les blés. Elle évoque instantanément la pâleur et la fragilité des sœurs Lisbon de Virgin Suicides de Sofia Coppola, dont elle est géographiquement proche, native d’une petite ville paisible de l’Illinois. Un soir, au bord d’un étang en rase campagne, Carolyn se laisse entreprendre par les désirs insistants de son petit copain Andy. Néanmoins, elle se ravise au dernier moment. Fou de rage, le garçon laisse éclater sa colère et frappe violemment Carolyn avant de l’abandonner au sol, ensanglantée. Sans nouvelles, sa mère Lisa, chef de la chorale du lycée, est folle d’inquiétude. Elle est soutenue par trois anciennes camarades de classe de sa fille…
La réalisatrice Jennifer Reeder a le bon profil : artiste américaine de 49 ans, féministe engagée, mère de trois enfants, elle a réalisé plus de cinquante courts-métrages et performances vidéo, avec lesquels elle a arpenté les festivals internationaux. Le sujet poignant de la maltraitance féminine via la disparition et ses conséquences dans l’entourage proche, est le fil rouge de son premier long- métrage, Knives and Skin. Le cœur de Jennifer Reeder bat fort pour Carolyn, fille disparue comme la Laura Palmer de David Lynch dans Twin Peaks. La comparaison n’est pas anodine tant la mise en scène, le style et l’approche cinématographique de Jennifer Reeder évoque au premier abord l’étrangeté et les qualités de son compatriote. Ex-punk gothique, la réalisatrice revendique les inspirations qui ont nourri à la fois son cinéma et elle-même : la chanteuse Siouxsie, Catherine Breillat, Todd Solondz ou Todd Haynes sont pour elle des fétiches. Gregg Araki aurait certainement pu être ajouté à cette liste. Comme dans les films du réalisateur de Doom Generation, la nonchalance et les attraits sexuels adolescents sont parfaitement décrits dans Knives and Skin, en plus d’être accompagnés d’un amour irrépressible pour les années quatre-vingt, les looks et le maquillage, les couleurs fluo et la musique. The Go-Go’s, New Order, Modern English, Naked Eyes ou encore Icicle Works composent la bande originale du film, libérant les effluves d’un désenchantement rétro.
Le décalage et les grains de folie valent à Jennifer Reeder plusieurs moments glorieux. Il faut voir, pour en apprécier la valeur subliminale, la chorale des jeunes filles s’entraînant mollement à chanter Girls Just Want To Have Fun de Cindy Lauper face à Lisa, incapable de les diriger, tant elle est éplorée. Idem pour cet instant totalement dingue où Lisa reconnaît l’odeur de Carolyn en reniflant centimètre par centimètre le corps d’Andy, déconfit dans sa voiture. Et que penser de cette parade amoureuse entre deux jeunes filles s’adonnant dans des toilettes à un ballet d’offrandes vaginales ? Jennifer Reeder n’a peur de rien. Elle fonce. À l’idée de confronter des femmes à l’extrême et d’en éprouver toute la résilience, rien ne l’arrête. Son récit est amplifié par la sensation permanente d’être dans un état vaporeux, fort d’une esthétique souvent sidérante : des éclairages artificiels, doux, délicats ; de longs fondus enchaînés ; des superpositions d’images et des cadrages inattendus. Pas de doute, nous sommes en plein trip. Knives and Skin se faufile entre rêve et cauchemar, tenant tout du long son propos intensément féminin, audacieux et troublant.