Après l’inclassable Border, Prix Un Certain Regard en 2018, Ali Abbasi signe son troisième film, Les Nuits de Mashhad, présenté en compétition officielle sur la Croisette en mai dernier. Une enquête passionnante tirée d’un fait divers iranien au début des années 2000. Son actrice principale, Zahra Amir Ebrahimi, a remporté à Cannes le Prix d’interprétation féminine.
Mashhad, Iran, la nuit, une prostituée attend. Sur une musique synthétique à la John Carpenter, un homme arrive à moto et lui demande ses tarifs. Juchée derrière lui, la femme est filmée en gros plan, fragilisée par les secousses du véhicule sur la route. Dans le hall de son appartement, l’homme étrangle froidement sa victime et prie avant de se débarrasser du corps. Ce meurtre n’étant pas le premier, une journaliste venue de Téhéran se met à enquêter. En une dizaine de minutes seulement, la mécanique du film de serial killer est plantée. Empruntant les codes de ce genre ultra-balisé, emboîtant le pas de décennies de polars américains, Ali Abassi surprend. Chaque élément s’éloignant de ce chemin familier rend le film original. L’identité du meurtrier est connue dès le départ, il œuvre à visage découvert comme une provocation lancée au spectateur. La journaliste qui enquête est une femme, fait en soi assez rare pour être signalé. Plus encore, elle est la seule qui semble éprouver de la compassion pour les prostituées assassinées. Elle est notre porte d’entrée dans Les Nuits de Mashhad, qui tisse doucement la toile d’un grand film politique.
S’il travaillait au Danemark et en Suède jusque-là, Ali Abbasi a posé sa caméra en Jordanie, faute d’autorisation pour tourner en Iran. Il reconstitue Mashhad, ville éminemment religieuse dans le nord-est du pays. Les prostituées y sont considérées comme des femmes souillées, impies et corrompues. Abandonnées par la société et leur famille, même la police ne s’intéresse pas à leur sombre destin. Guidé par sa foi, le meurtrier (Mehdi Bajestani) est terrifiant de normalité. Dans une scène, il renifle animalement sa victime, comme une lointaine évocation du couple de Border. Brutal et luttant contre ses démons la nuit, il se révèle être un bon père de famille le jour. Face à lui, Zahra Amir Ebrahimi incarne avec une détermination sans faille la journaliste, seule intègre dans une société qui s’arrange bien de l’élimination de ceux, et surtout celles, qu’elle ne veut pas voir. Au-delà des meurtres, c’est bien là l’élément le plus effrayant : cette société iranienne qui ferme les yeux tant qu’elle peut, avant de soutenir son meurtrier dans un procès qui se fait l’écho d’un tribunal populaire glaçant. Pour un des rares films de genre de la compétition, Ali Abbasi détonne en proposant un cinéma violent, politique, jouant avec les codes pour mieux les détourner et nous interpeller.
Léo Ortuno