Jouer avec le feu de Delphine et Muriel Coulin

Malgré l’amour…

Un père et ses deux fils. L’amour comme étendard. Mais lorsque l’aîné trahit salement les valeurs reçues en héritage, la vie se lézarde avec fracas. Un beau grand film social sur tout ce qui nous fait peur.

Dans la nuit grise, un jeune homme danse à perdre haleine sur une musique électronique répétitive. Sa silhouette se démultiplie. Le rythme endiablé est comme une pulsation cardiaque qui s’emballe. Dans la nuit noire, le long d’une voie de chemin de fer, un autre homme, plus âgé, avance portant à la main une torche, avant de serrer ou desserrer des boulons jusqu’au matin en compagnie d’autres ouvriers du rail. Les hauts-fourneaux de Lorraine, dont certains sont éteints, défilent par les vitres de la voiture de l’homme à la torche ; Pierre (Vincent Lindon) rentre chez lui pour réveiller son aîné, Félix, dit Fus (Benjamin Voisin), qui doit se rendre à l’entraînement de foot. Encouragements, applaudissements et sourires lors du match qui s’ensuit. Mais, dans les vestiaires où Pierre connaît tout le monde, il voit soudain d’un sale œil des types arborant blouson noir et crâne rasé venus congratuler Fus, lequel décide d’aller boire un verre avec eux. On retrouve le lendemain dans la cuisine de la maison familiale Pierre et son deuxième fils Louis (Stefan Crepon), qui attendent le retour du « grand » ; le père inquiet, tentant de savoir si son cadet est au courant de ces nouvelles fréquentations douteuses.

Tout est posé très vite, en quelques plans via une chanson entendue à la radio — « People Have the Power » de Patti Smith —, la chaise de la mère désespérément vide face à la table en formica bleu ciel, les balançoires devenues trop petites où les deux grands dadais persistent à se balancer en riant au risque de renverser le vieux portique, les mots échangés entre Pierre et un collègue militant de gauche juste pour dire que désormais sa croyance et son énergie sont dévolues à ses deux fils, la cage de buts où ces trois-là poussent encore des ballons et des cris le dimanche après-midi. La vie de province et d’habitudes de trois hommes sans femme, qui ont depuis longtemps trouvé leur point d’équilibre malgré l’absence et les mots qui manquent, parfois. Un travail harassant pour Pierre, un avenir bouché pour Fus en D. U. T. de métallurgie, qui sent confusément que jamais il ne bougera de Villerupt : d’autant plus que Louis va partir étudier à la Sorbonne, à Paris.

Malgré le lien si fort, malgré la joie encore enfantine le traversant, il y a chez Fus un désespoir qui s’insinue, un vide de plus en plus grand, qu’il comble avec des certitudes biaisées, une colère sourde qui gronde et se déploie sur les mauvaises personnes. Soudain, Fus n’est plus qu’un corps qui danse comme on entre en transe, s’entraîne au combat avec acharnement. Et, dans sa tête, ça part en vrille. Une voix qui semble venue d’ailleurs crache de sa bouche des mots racistes, impensables, inacceptables.

Jouer avec le feu de Delphine et Muriel Coulin. Copyright 2024 Felicita - Curiosa Films - France 3 Cinema.

Adapté du roman de Laurent Petitmangin, Ce qu’il reste de nuit (2020), le troisième long-métrage des sœurs Delphine et Muriel Coulin regarde de front la tentation de l’extrême-droite chez un jeune homme de vingt-trois ans, dont la famille et l’entourage ont toujours eu le cœur à gauche. Loin d’un film pamphlet, elles livrent une œuvre organique sur l’amour mis à l’épreuve. Tout ici est viscéral, palpable. Les sentiments affleurent, les regards disent la peur, le désarroi, l’incompréhension. Pour que le spectateur perçoive ce qui se grippe ici, il faut tout le talent des réalisatrices de 17 filles et Voir du pays pour mettre en scène ce qui fondait ces trois êtres. Ainsi, lorsque, ayant cédé au désespoir, Pierre rentre du bar éméché et s’effondre sur son lit tout habillé, Fus, agile et véloce, agrippe la rambarde, grimpe dans la chambre paternelle, et sans un bruit ôte les chaussures de Pierre. Cette chorégraphie rodée, aérienne, transmet immédiatement la sensation que, depuis tout petit, lorsque le chagrin de Pierre débordait dans un verre de bière, Fus devenait le temps d’un instant le père de son père.

Delphine et Muriel Coulin s’approprient les phrases de Petitmangin, écrites à la première personne, les restituent en « nous trois », elles glissent des indices délicats qui disent tout l’amour et le désamour oscillant dans ce trio en danger. C’est fort, c’est beau. C’est implacable. Le verbe prend corps et envahit l’écran, comme dans cette scène déchirante où Pierre évince Fus de la voiture trop chargée emmenant Louis à Paris. D’abord agrippé au véhicule, le jeune homme glisse sur le côté et reste droit comme un i sur la route, tandis que Pierre et Louis vont leur chemin. La puissance de Vincent Lindon (prix d’interprétation à Venise, qui aurait mérité d’être collectif), de Benjamin Voisin et de Stefan Creton est immense. Comme trois flammes vacillantes, Pierre, Fus et Louis s’impriment sur nos rétines et dans nos cœurs.

 

Isabelle Danel