Voyez comme il danse, Joaquin Phoenix ! Fou, hagard et souple. La danse de mort du Joker, enfant inconsolé, chorégraphie un film malade insensé. Un grand film. Lion d’or à la Mostra de Venise.
Il court, il court. Il court à perdre haleine, avec ses chaussures de baleine, démesurées. Il court, il s’entrave dans sa propre course folle, il tombe, il se relève. Il court après des enfants, méchants, qui lui ont volé sa pancarte. Il court, il tombe, il est roué de coups, il gît au sol, sur le pavé sinistre de Gotham City, dans une rue sombre. Joaquin Phoenix entre en scène, il est habillé en clown, il entre et, déjà, fait entrer dans la lumière un Joker singulier et puissant.
Joker entre en scène dans son nouveau costume de cinéma. Il entre, grimé, grimaçant, haletant, souffrant comme on souffre avec sa douleur, comme un souffre-douleur, un mal-aimé. Il n’est pas encore le Joker, et voilà toute l’histoire de cette nouvelle adaptation de l’un des héros iconiques de DC Comics. C’est une histoire des origines : comment le Joker est devenu le Joker. Un questionnement d’identité.
Enfin, DC Comics cesse la course folle à la surenchère, dans une guerre d’influence avec Marvel. Warner ne copie pas Disney. Enfin, DC entre dans la tête d’un super-vilain. L’intime versus la folie des grandeurs commerciales. L’artifice des effets spéciaux cède la place à la vérité de l’homme, du héros, du personnage. Enfin, on prend l’air, on sort du moule industriel ; enfin, un auteur bouscule la mode et les modèles devenus standards, dans une forme personnelle et originale.
Hâve et somnambulique, Joaquin Phoenix ne sera le Joker qu’en toute fin. Tout au long du film, il est Arthur Fleck, enfantin et fragile dans son corps trop grand d’adulte qui vit avec sa mère adorée, dans un pauvre appartement où l’on regarde la télé. Arthur Fleck rêve de scène, de lumière et de rire. Il rêve de rire, de faire rire, il rêve de stand-up et de comédie comme rêvait avant lui Rupert Pupkin joué par Robert De Niro dans La Valse des pantins de Martin Scorsese. C’est drôle, d’ailleurs : De Niro, dans le Joker de Todd Phillips, a traversé le miroir, il joue Murray Franklin, la vedette d’un show télé comique au faîte de sa gloire, qui inspire le jeune Fleck, artiste raté, dont les étoiles dans les yeux ne cessent de pâlir à la vue de la dureté d’un monde qui n’est pas le sien et qui le rejette.
Le Joker est un marginal, un exclu et un survivant. Il voudrait avancer, mais la société dresse ses murs infranchissables. Il lui oppose le rire. Son rire. Un rire irrépressible qui est un rire de désespoir et de folie. Mais ce rire est impuissant, et il s’arme bientôt, inquiétant, de la plus grande des violences, brutale et inhumaine. Le Joker, le grand méchant, est prêt à prendre la place de l’enfant inoffensif et innocent qui voulait simplement faire rire. Il est prêt pour la plus sauvage barbarie, un rire de sang. Le Joker de Todd Phillips est un enfant du trauma, troublé de visions de cauchemar. L’enfant trop seul d’une mère dévorante et toxique et l’enfant d’un monde qui n’a pas voulu de lui et dont il se venge.
Joker dépouillé et squelettique, presque cadavre ambulant, Joaquin Phoenix se mue en héros spectral et ambigu de tragédie shakespearienne, promis à un sombre destin. Sous son maquillage clownesque d’une pâleur glacée, il donne une irrésistible et attachante folie au Joker, œuvre malade, littéralement insensée. D’une beauté dramatique stupéfiante, l’acteur attrape la lumière dans l’obscurité funeste de Gotham City, produisant une performance qui est, à ce jour et sans conteste, sa plus grande.
Soutenu par la partition sonore anxiogène hypnotique de Hildur Guðnadóttir, Joaquin Phoenix déplace Joker dans un monde aussi détraqué que burlesque. Il danse, corps souple, gestuelle déliée. Il danse au bord des gouffres, dans un défi gravitaire à la chute, comme mû par la recherche d’une énergie intérieure qui le ferait tenir debout. Il danse comme une danse de mort et de liberté.