Avec J’accuse, Roman Polanski renoue avec l’Histoire douloureuse, celle qu’il avait déjà abordée dans son mémorable Le Pianiste (2002) et qu’il retraite ici avec le même souci de dénoncer les égarements trop concertés, les hypocrisies les mieux dissimulées et les aveuglements très volontaires d’époques qui ne sont point vraiment révolues. Et cela avec le même talent hautement cinématographique.
1894-1906 : de la condamnation du capitaine Dreyfus pour haute trahison nationale à sa réhabilitation, obtenue grâce à la recherche obstinée des preuves l’innocentant par le lieutenant-colonel Picquart, militaire pourtant convaincu de sa culpabilité à l’issue du premier procès. Une recherche qui se retourne, dans un premier temps, contre lui, mais qui le contraint à rendre les faits publics par l’intermédiaire du journaliste Georges Clémenceau et surtout du romancier Émile Zola.
Le film s’ouvre sur la dégradation militaire du capitaine Dreyfus et son exil en Guyane sur la très isolée île du Diable. Un début fulgurant de précision dans la reconstitution de la cérémonie, mais aussi d’ignominie instantanément ressentie par le spectateur, ainsi renvoyé au souvenir inoubliable d’une pareille injustice historique. Roman Polanski et son scénariste, le romancier Robert Harris – avec qui il avait cosigné le scénario de The Ghost-Writer en 2010 – ont eu l’intelligence de narrer les faits comme s’ils devaient traiter d’un thriller, à partir de l’ouvrage du romancier An Affair and a Spy (en français : D.). Effectivement, l’enquête très minutieuse entreprise par le lieutenant-colonel Picquart – sublimement interprété par Jean Dujardin – sur les preuves (falsifiées) qui ont entraîné la condamnation de Dreyfus est menée avec un suspense propre autant à Sir Conan Doyle qu’à Dame Agatha Christie. Un exploit, le public du film ne pouvant que connaître l’issue du procès. Les flash-back sont introduits avec beaucoup de discrétion, tous d’une durée très mesurée qui ne nuit jamais au rythme général du film. Ce à quoi s’ajoute une réalisation d’un classicisme hollywoodien absolument parfait, qui, par conséquent, cautionne esthétiquement cette histoire d’un autre temps.
La très grande réussite du film se mesure aussi dans le recours à des décors tous naturels (la Cour d’appel de l’ancien Palais de Justice dans l’île Saint-Louis à Paris, le château de Versailles, plusieurs hôtels particuliers…) et à l’hyperréalisme des costumes, objets d’époque et véhicules, rassemblés par des responsables très minutieux (Jean Rabasse, Pascaline Chavanne). Le tout éclairé par Pawel Edelman (cinq films avec Polanski), qui crée une ambiance très feutrée, parfois même de semi-obscurité, qui signifie fort justement la nécessité, en cette fin de XIXe siècle, de « voiler » ces faits très embarrassants pour la Grande Muette, en outre défaite en 1870.
Autre aspect du film qui emporte très tôt notre adhésion : l’excellence de son interprétation. Polanski a joué la carte d’une distribution hollywoodienne en ayant recours à des acteurs connus pouvant « soutenir » la « performance » de Jean Dujardin. Ainsi pouvons-nous voir Grégory Gadebois dans le rôle de l’ambigu commandant Henry, Melvil Poupaud dans celui de l’avocat de la défense Labori, Matthieu Amalric comme graphologue patenté…, mais aussi une pléiade d’acteurs de la Comédie Française, au jeu nécessairement plus théâtral (au bon sens du terme) pour les rôles d’officiers supérieurs hostiles à Dreyfus comme Hervé Pierre, Didier Sandre, Laurent Stocker (généraux Gonse, Boisdeffre et de Pellieux).
Une réussite évidente qui porte la signature de l’un des plus grands cinéastes contemporains qui, de toute évidence, et contrairement à celles et ceux qui l’ont affirmé, ne se prend pas pour le commandant Dreyfus mal réhabilité. Même si sa présence comme figurant dans la scène du concert pourrait le faire penser, son film n’est en aucun cas un acte d’auto-contrition ou d’identification. Il est tout simplement le meilleur film sur le sujet, très supérieur à ceux de William Dieterle (La Vie d’Émile Zola/The Life of Emile Zola, 1937) et de Jose Ferrer (L’Affaire Dreyfus/I Accuse !, 1958).