Dans cette déchirante élégie d’un survivant du génocide cambodgien, le cinéaste Rithy Panh compose un assemblage cinématographique d’une terrifiante beauté. Hanté par les souffrances des crimes de masse, il met en scène une chorégraphie de la résilience. Et aussi un cheminement vers la vie, seule voie possible d’apaisement.
Comment une critique de cinéma peut ne serait-ce que restituer ce que le dernier film de Rithy Panh met en place ? D’ailleurs, le terme même de film est inapproprié : car ce n’est pas un film comme tant d’autre, et en même temps ce n’est que du cinéma, à savoir une intense expérience sensorielle et émotionnelle imagée. Nous sommes d’emblée conviés à regarder un tableau cinématographique qui expose l’horreur orchestrée par la puissance de destruction des hommes. Ce film impressionne au sens premier. En effet, nous ne pouvons pas ne pas regarder cette trajectoire hallucinée du désastre du monde qu’il met en scène.
Mais est-ce un film ? Durant presque un siècle, un film était une matière fragile, décomposable, une pellicule recouverte d’une émulsion sensible à la lumière. Jusque dans les années cinquante, elle pouvait s’enflammer. C’est tout le substrat d’Irradiés qui s’énonce, dès l’apparition du titre, en lettres noires sur fond jaune, comme sur une pellicule vierge posée sur un banc-titre…
Mais que peut le cinéma si ce n’est inlassablement montrer, pour raconter, afin de témoigner des effets incommensurables de la destruction totale de l’homme par l’homme ? Et peut-être les apaiser ?
Parce qu’il a échappé aux camps de la mort, Rithy Panh ne cesse de retracer avec des images ce qui est advenu. En 1975, il se retrouve interné à onze ans dans les camps khmers de réhabilitation par le travail. Quatre ans plus tard, il parvient à s’échapper et arrive au camp de réfugiés de Mairut, en Thaïlande. En 1980, il s’installe en France et, après sa formation à l’IDHEC, devient réalisateur. Tout son cinéma est hanté par le traumatisme du génocide cambodgien – deux millions de personnes exterminées en quatre ans. « Sans cette guerre, je ne serais jamais devenu cinéaste. »
Mais, même avec le cinéma, trop nombreux sont les pays totalitaires qui annihilent les peuples dépossédés tout autant de leur histoire que de leurs disparus. Le pire est l’absence radicale de toute trace ; nulle tombe, si ce n’est le vide ; nulle image, si ce n’est le délire. Le cinéma devient ce récit de notre temps moderne, l’odyssée des humbles face à la puissance des dominants. Le cinéma est certes spectacle, mais il est aussi possibilité de mémoire, comme de restitution. Irradiés est composé, entre autres, de nombreuses images d’archives des différentes guerres du vingtième siècle. Les séquences filmées des charniers des camps d’extermination, comme celles des mutilations sur les corps des plus jeunes, sont parmi les plus effroyables à regarder.
Le cinéaste utilise différents procédés pour nous accoutumer à cette violence. Le film est un triptyque rectangulaire, trois cadres finement séparés par une bordure noire. Cette trinité est aussi affaire de croyance, en la possibilité de la beauté – malgré la catastrophe – ou en un cheminement vers la lumière. Il utilise l’animation par prises de vues réelles ; une main construit une maquette d’une petite maison faite de toiles, de tissus et de cartons. Elle est entourée de photographies d’une famille en noir et blanc. Et puis, il y a en surimpression, des figures spectaculaires. Des ombres aux visages lunaires surgissent, tels des anges. Ce sont des hibakusha, ces victimes atomisées des bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki. Parfois, les hibakusha rôdent tels des spectres. Ces revenants s’animent aussi et ils dansent le Butō, ce sont des figures de la consolation. Silencieux, ils s’immiscent entre les plans, comme pour atténuer par leurs gestes l’horreur qui nous est révélée.
Car ce qui s’y déploie relève de la destruction de l’homme par l’homme. Des archives en noir et blanc comme en couleur, formant une odyssée douloureuse des guerres passées comme des plus récentes. Deux voix, d’une jeune femme et d’un homme plus âgé, enveloppent le récit, leurs mots recèlent toute la dignité humaine, celle de la pensée, de la poésie, mais aussi de l’amour. La musique est présente, et lorsque le silence se fait, total, c’est insupportable, tant ce qui se déploie alors relève de l’horreur de toutes les destructions, à commencer par celle des Juifs d’Europe par les régimes occidentaux.
Cette radicalité du cinéaste s’adresse à nous tous – n’oublie pas, toi qui vis entouré d’écrans – elle s’impose avec évidence, tant il s’agit aussi de comprendre combien la violence ne relève pas du visible, mais de ce qui continue de se commettre, notamment à l’abri des regards.
Il nous enjoint à expérimenter combien le spectacle, in fine, ne relève que de la terreur et de l’effroi, combien aussi la création, plus que tout, nous offre la possibilité de vivre, malgré tout. Les cerisiers japonais refleurissent, malgré les ravages qui donnent le vertige. La beauté du monde persiste encore, si précieuse dans sa fragilité parmi toutes les brûlantes douleurs du monde.