L’histoire d’une robe tueuse ? In Fabric, œuvre du réalisateur anglais Peter Strickland, est aussi tordue qu’intrigante. Et très habitée.
D’entrée de jeu, le générique 70’s juxtapose des photographies donnant un avant-goût de ce qui nous attend : les trognes perplexes d’une masse avide de clients compressés à la vitrine d’un grand magasin se mélangent aux sourires convenus de gravures de mode. Puis, une main ligotée, des visages d’individus torturés, des mannequins amochés derrière un vitrage délabré procurent de délicieux frissons. L’ensemble est panaché des détails d’une robe en soie mystérieuse, écarlate, caressée par des doigts outrageusement vernis… Bienvenue dans le monde déviant de Peter Strickland. Et un conseil, laissez-vous porter par le effluves vénéneuses de son récit sans chercher les clés de l’intrigue, mince comme une feuille de papier à cigarette : Sheila (Marianne Jean-Baptiste, parfaite), modeste employée de banque esseulée, décide de rompre sa solitude grâce aux petites annonces. Pour son premier rendez-vous galant depuis des lustres, elle fait l’acquisition d’une superbe robe rouge dans un grand magasin. Mais dès qu’elle revêt sa parure, elle est sujette à d’étranges symptômes…
Choisi par la chanteuse Björk pour filmer son concert en 2014 (Biophilia Live) – signe de reconnaissance entre deux artistes extraterrestres ? – le réalisateur anglais Peter Strickland vit depuis quelques années en Hongrie. Il a réalisé précédemment deux longs-métrages d’épouvante avec un certain succès critique : Berberian Sound Studio en 2013 et The Duke of Burgundy en 2015. S’inscrivant dans cette lignée, In Fabric confirme que le réalisateur appartient à la catégorie d’artistes dont l’univers est unique, malgré des références évidentes au Giallo d’Argento. Or, si la prouesse technique qui consiste à filmer une robe tueuse passant de main en main est indéniable, on est surtout frappé par la manière instinctive avec laquelle Peter Strickland façonne un monde de déséquilibrés perpétuellement ballottés entre humour et horreur. Il introduit en effet, de façon systématique et avec un plaisir évident, de légers décalages dans la vie quotidienne qu’il décrit, de minuscules grains de sable visant à gripper les rouages d’une société trop huilée et en altérer la réalité.
La sphère policée du prêt-à-porter est la cible évidente de cette satire du consumérisme : les postures et l’attitude conventionnelle des grands magasins anglais servant clairement de punching ball. Le cinéaste utilise aussi la métaphore d’une machine à laver en roue libre, étayant une vision de l’humanité aussi extravagante que tendue : les personnages sont au bord d’un précipice, sujets au déraillement de leurs névroses, prêts à libérer la bête qui sommeille en eux. Peter Strickland retrouve d’ailleurs ici l’actrice Fatma Mohamed, véritable muse inspiratrice de sa filmographie. Il lui offre dans In Fabric un rôle mémorable de vendeuse à l’allure sophistiquée, sorte de geisha au sourire aussi crispé que carnassier, propre à hanter vos nuits. À l’image de la robe dont il épouse le trajet, In Fabric est ainsi dérangeant, sanglant et profondément habité.