Chacun sait que tout cinéphile, en plus de sa propre famille, en possède une autre, plus inconsciente, celle que lui procure le grand écran.
En effet, en grandissant, en vieillissant, il côtoie, d’année en année, des acteurs et des actrices qu’il retrouve, de film en film, avec plus ou moins de plaisir, en fonction de ses affinités électives. Ainsi Jean Gabin fut-il notre père, puis grand-père imposant et respecté ; Jean-Pierre Bacri, notre tonton râleur ; Jean-Paul Belmondo, notre grand frère farceur. Jean-Louis Trintignant, lui, fut plutôt notre petit frère, un petit frère dont on maîtrisait mal la véritable personnalité, car il était doté d’un charme secret, d’une douceur inquiétante, d’un sourire aussi chaleureux que réservé, d’une voix mélodieuse, mais aussi envoûtante, d’un regard à la fois tendre et foudroyant. Il faisait preuve de réactions souvent naïves, mais qui pouvaient se révéler vénéneuses. Il exprimait des pensées graves, qui soudain devenaient loufoques. Un petit frère insaisissable, qui se déplaçait comme un chat au mystère permanent. Il suffit de le regarder attentivement dans ses meilleurs films pour se rendre compte de cette image fluctuante, déstabilisante, imprégnée de nombreuses contradictions, qui lui ont permis d’exercer au mieux son talent d’acteur (*). Un talent protéiforme qui l’amena à incarner des êtres timides (Ma nuit chez Maud, Éric Rohmer, 1969), douloureusement dominés (Le Fanfaron, Dino Risi, 1962), des responsables déterminés (Z, Costa-Gavras, 1969), des irresponsables fascisants (Le Combat dans l’île, Alain Cavalier, 1961 ; Le Conformiste, Bernardo Bertolucci, 1970), un malfrat sympathique (Le Voyou, Claude Lelouch, 1970), un autre plus dangereux (Flic Story, Jacques Deray, 1975), de tendres amoureux (Un homme et une femme, Claude Lelouch, 1966), des obsédés sexuels (Trans-Europ-Express, Alain Robbe-Grillet, 1966), des victimes de femmes et d’hommes manipulateurs (Les Biches, Claude Chabrol, 1969 ; Le Mouton enragé, Michel Deville, 1974), des maris trompés à la calme vengeance (Eaux profondes, Michel Deville, 1981), un faux coupable qui s’improvise détective (Vivement dimanche !, François Truffaut, 1983), un misanthrope tardivement altruiste (Trois Couleurs-Rouge, Krzysztof Kieslowski, 1994), un vieillard qui s’empare du pouvoir de la mort pour abréger les souffrances de son épouse (Amour, Michael Haneke, 2012)… Une palette qui compte un nombre considérable de particularités de la psyché humaine, ses meilleures comme ses pires, mais surtout ses plus ambiguës, celles qui ne nous permettent pas de maîtriser notre destin. D’où l’intérêt, voire l’amour que nous avons porté à ce brillant acteur de cinéma et de théâtre (son domaine de prédilection : Schiller, Shaw, Ionesco, Shakespeare, Williams, Giraudoux, Sagan, Benchetrit…), grand amateur de courses automobiles, de poker, de vin, d’olives et encore plus de poésie (Prévert, Apollinaire, Vian, Desnos…).
Michel Cieutat
(*) Dans un premier temps, Trintignant se destinait, après ses études à l’IDHEC (la FEMIS de son temps), à la réalisation. Très naturellement, ses deux seuls films comme metteur en scène, Une journée bien remplie (1972) et Le Maître-nageur (1978) présentent ces mêmes caractéristiques.
Amour : la quintessence du jeu de Trintignant.
Palme d’or à Cannes en 2012, le film de Michael Haneke offre un rôle tardif, essentiel, et sans doute le plus bouleversant à Jean-Louis Trintignant, qui n’avait pas tourné depuis dix ans. Un film unique, parce qu’il a changé notre regard sur l’amour à la toute fin de la vie.
C’est la force d’un amour, celui de Georges (Jean-Louis Trintignant) pour Anne (Emmanuelle Riva) et de Anne pour Georges. Les sentiments circulent encore dans ce couple de Parisiens octogénaires érudits, et professeurs à la retraite. Un soir, en rentrant du cinéma, il lui dit qu’il la trouve belle. Mais la légèreté est éphémère et la mort rôde. Elle manque de peu Anne, la laissant amoindrie par une attaque cérébrale, avec Georges pour veiller sur elle. Mais que faire de ce corps absent, dépendant, de la femme qu’il a tant aimée ?
Ce huis clos terrible met en valeur le jeu tout en retenue du comédien, qui offre à Georges son immobilisme, son regard inquiétant, cette espèce d’austérité protestante – il ne l’était pas – qui pouvait le rendre timide, presque décoloré dans d’autres films, éclipsé par l’énergie d’autres. Montrant – enfin – la quintessence de son jeu, sa maturité, au crépuscule de sa carrière.
Le comédien voulait prendre sa retraite à 70 ans, estimant qu’il avait fait le tour de ce qu’il pouvait apporter au cinéma. Il en avait 82 au moment de Amour, qui rafle la Palme d’or en 2012, avec une mention spéciale pour les deux acteurs, et offre ensuite un César à son interprète. Lui qui parlait souvent de son incapacité à être impudique montre un corps cassé, abîmé, ralenti, mais incarné, sans rien cacher ni travestir. Grâce à Georges, on ne regardera plus l’amour, ni la mort, de la même manière.
Claire Steinlen