HHhH

Pulsion de mort

Après La French, Cédric Jimenez poursuit son exploration de l’esthétique de la représentation du pouvoir et de puissance. Après le parrain marseillais Gaëtan Zampa, place au nazi Reinhard Heydrich, dans cette adaptation du roman de Laurent Binet.

Himmlers Hirn heißt Heydrich, « le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich ». Comme le roman de Laurent Binet dont ce film est l’adaptation, HHhH suit cet Heydrich, aussi efficace que dépourvu de conscience morale, philosophique ou même politique. Plus massif que le personnage d’origine, Jason Clarke campe à la perfection ce haut fonctionnaire servile, froid comme une croix de fer, qui exécuterait voisins, amis et famille si la directive le demandait. Cette interprétation exceptionnelle de Clarke, mais aussi celle de Rosamund Pike, interprétant Lina, la femme d’Heydrich, fait oublier que la quasi-totalité du casting a l’anglais pour langue maternelle. Des résistants tchécoslovaques aux dignitaires nazis, tous parlent entre eux un anglais parfait. L’illusion est si efficace que lorsque apparaissent des acteurs français (Gilles Lellouche en particulier, en improbable chef de la résistance tchécoslovaque), leur accent paraît presque grotesque et gênant.

Si le film de Jimenez reste narrativement plus classique que le roman dont il s’inspire, on retrouve le goût du réalisateur de La French pour les mises en scène à l’esthétique appuyée et pour la représentation du pouvoir. Dans HHhH, cette esthétique, qui met en valeur les costumes des SS et les bannières et oriflammes du national-socialisme, rappelle que l’arrivée au pouvoir d’Hitler n’est pas la victoire d’un projet politique, mais celle d’un mythe, d’une esthétique. Une esthétique de puissance, de domination, de violence et de mort, sur laquelle insiste Jimenez, avec de nombreux gros plans, un important travail sur les décors, où rien n’est laissé au hasard, et sur les costumes, parfaitement ajustés. Un travail qui ne fait que souligner, comme pour la rappeler, une esthétique au cœur du mythe nazi : la tête de mort des SS et les éclairs de leur sigle. La seule chose qui semble motiver Heydrich – ancien gradé exclu pour disgrâce de la marine allemande, peu politisé – à adhérer au national-socialisme, dont le film montre comme rarement les balbutiements, est de retrouver l’uniforme et le pouvoir symbolique qu’il représente.
Cette esthétique de mort trouve son apothéose à la fin de la première partie du film, lors de la séquence des funérailles d’Heydrich, enterré dans la nuit et sous les flammes, à la manière d’un héros scandinave. Dans sa seconde partie, qui suit les résistants ayant fomenté l’attentat contre Heydrich, le film est plus pâle, moins surprenant. Il semble que Jimenez s’intéresse moins à la victoire du bien, aussi honnêtement héroïque est-elle, qu’à la propagation du mal.

Heydrich n’a pas lu Mein Kampf, mais il est pourtant l’un des théoriciens de la Solution finale. Ce qui peut sembler un paradoxe n’apparaît pas comme tel dans le film de Jimenez. Heydrich et ses Einsatzgruppen assassinent par familles entières, mais quand le nombre d’assassinats demandés devient trop important pour une exécution manuelle, une solution industrielle doit être trouvée. Dans HHhH, le nazisme est le pragmatisme industriel répondant à une pulsion de mort. Dans le film de Jimenez, les populations massacrées ne sont que des boucs émissaires. Le film n’insiste jamais sur la haine des tueurs envers ces populations – Juifs, Tziganes, homosexuels — en particulier. Il semble au contraire qu’elles ne sont qu’une première étape. Que progressivement ce massacre allait s’étendre encore et encore vers une inéluctable extermination globale et absolue.
À travers le personnage d’Heydrich, qu’on peut voir ici comme un symbole du système nazi, comme l’est Eichmann chez Hannah Arendt, le film de Jimenez nous propose presque une étude psychologique du nazisme. D’un personnage presque allégorique, non pas motivé par la volonté de détruire, mais par la volonté d’être un destructeur, d’appartenir à une caste. Un personnage qui ne se définit que par son appartenance, à la Reichsmarine, puis au national-socialisme, et pour qui les relations humaines, avec les femmes qu’il fréquente, avec qui il se marie, a des enfants, ne sont que des éléments secondaires et futiles face au plaisir primaire, animal, d’appartenir à une meute de puissants, à un ordre de meurtriers.