Haneke joueur, brillant, cinglant : le maître autrichien est de retour avec un film noir, aux accents de comédie grinçante. Avec Trintignant et Huppert au sommet de l’affiche.
Dès l’affiche de son dernier film, Haneke joue du cadre anonyme d’un iPhone : la ligne bleu horizon, entre ciel, terre et mer, magnifique telle une toile de Rothko, est flanquée d’une balustrade rustaude qui exhorte à la noyade. L’ensemble est paraphé du titre, comme un demi-sourire en coin : Happy End. Le cinéaste n’a rien perdu de son humour glacé, confluent de son modernisme, son sens esthétique et son acidité de regard.
Comme cela arrive fréquemment – et souvent injustement -, les choses avaient mal commencé pour lui au dernier festival de Cannes : les critiques, avec leurs petites étoiles, tweets et notules, avaient jugé son film en compétition de manière expéditive, quasi désabusée. Fallait-il y voir de la fatigue ou un brin de malhonnêteté intellectuelle à flinguer l’artiste autrichien aux deux Palmes d’or (en 2009 pour Le Ruban blanc, en 2012 pour Amour) ?
Pourtant, Happy End est un film d’auteur important, ultra-maîtrisé, vivant, intelligent, drôle et grave à la fois. Ici ou là, on lui prête sans argument les symptômes du « film mineur », tels à l’époque Sandra de Luchino Visconti ou Juliette des esprits de Federico Fellini.
L’exigence de Haneke, bien ancrée dans la considération qu’il a (et qu’il a toujours eue) du spectateur, n’engage certes pas à la facilité. Il paraît parfois difficile à suivre, cet orfèvre du détail qui porte le spectateur à hauteur de son goût des combinaisons et des plaisirs noirs. Rien n’y est prémâché dans cette histoire de bourgeois où l’on retrouve Jean-Louis Trintignant à l’élégance suprême et Isabelle Huppert, fidèle experte d’un art de la cruauté sur la corde raide entre vérités virulentes et persiflages caustiques. Haneke procède par indices, expose ses personnages par énigmes, avance lentement les pièces de son jeu d’échec(s) pour un tableau pointilliste aux ambitions philosophiques : comment choisir sa vie et être libre quand on est enserré dans le vernis social de l’élite ? Et par-dessus tout, comment choisir sa propre mort ?
Haneke décline la posture de ses personnages face à ces questions et en proie aux failles qui les caractérisent : une petite fille perturbée, tueuse nonchalante et implacable de son hamster ; son oncle, héritier paumé sous le joug d’une mère possessive ; un père obsédé sexuellement par une violoncelliste ; un patriarche, enfin, garant des convenances, qui désire la mort à l’image de la phrase de Stig Dagerman : « Le suicide est la seule preuve de la liberté de l’homme ».
Au détour de la beauté signifiante des plans, de la construction du récit et de la diversité esthétique qui dominent ce film dense et effroyable, des séquences rappellent d’autres œuvres de la filmographie de Haneke. Si le duo père/fille composé par Trintignant/Huppert positionne Happy End comme une plausible suite à Amour, chaque étape correspond à un fantôme de celluloïd : ici 71 fragments d’une chronologie du hasard, là Benny’s Video, par effluves Funny Games… Plus que jamais souverain de la réflexivité, Haneke semble confier au spectateur un jeu de dominos, comme s’il s’agissait – mais toujours avec une certaine ironie – de l’heure des bilans. Et le spectateur avance, peu ou prou, à tâtons, souvent à l’aveugle, pour se heurter en définitive à des vérités saisissantes, d’une actualité brûlante et aux multiples strates : pour exemple, la scène du fils raté qui invite inopinément une bande de migrants à la table immaculée d’un déjeuner organisé par sa famille nantie ne fait pas seulement état d’une réalité contemporaine ou de l’abîme entre classes. Elle en dit bien davantage sur le sentiment de disparition des représentants d’une société occidentale en déliquescence qui ne sourcille plus sous son apparente légèreté, mais rêve, pour elle-même, d’enfouissement et d’euthanasie. Il n’y a qu’un maître pour savoir dire cela.