Lav Diaz diffracte les ténèbres d’une dictature, dans un monochrome de noir et d’argent. La nuit de la terreur n’en finit pas, et nous voilà saisis d’effroi et de fascination pour le chef-d’œuvre de cinéma grotesque qui la raconte.
C’est un monde-nuit. Dans Halte, les jours noirs ont commencé, pour n’en finir jamais. Suite à des éruptions massives, le soleil ne se lève plus sur la société future du nouveau Lav Diaz, qui structure le vide d’une apocalypse. Nous sommes dans son pays, les Philippines, en 2034, autant dire que c’est déjà demain, une histoire proche. Une épidémie de grippe, appelée « Dark Killer », a décimé les populations.
Le tueur noir, ce pourrait être aussi le nom du dictateur au pouvoir du film, sorte d’avatar satirique et homosexuel de Ferdinand Marcos, l’ancien tyran du pays, mais tout aussi bien, un dictateur paranoïaque comme un autre, idéal-type universel de monstre psychotique. On reconnaîtra en lui n’importe quel maître fou de n’importe quelle dictature, qu’il soit des Philippines ou d’ailleurs, du présent ou du passé politique. C’est le même régime que dans le précédent film de Lav Diaz, La Saison du diable, avec son despote incohérent, même visage universel du mal. Comme il y avait une femme-soldat sans pitié dans La Saison du diable, ce caractère féminin se retrouve, récurrent, dans Halte, mais il est dédoublé : deux officiers des forces spéciales, les amantes lesbiennes Marissa et Martha, assurent la protection du dictateur Nirvano Navarra (Joel Lamangan).
Le monde-nuit de Halte est sublime. Les ténèbres, dans l’esthétique sophistiquée de Lav Diaz, dérangent l’œil, par leur paradoxale et presque encombrante beauté. Un noir et blanc éblouissant, tantôt argenté, tantôt laiteux, accorde le régime totalitaire, oppressif et menaçant, avec un beau formel, une vision totalement à rebours de l’imagerie du cinéma de divertissement générique (où l’apocalypse n’est que ruine, poussière et laideur, bref, un monde effondré).
Pourtant, les belles nuits éternelles de Halte, contrastées, sont de pure tragédie. Leur beauté n’est qu’une illusion d’optique et de cinéma. Car elles sont traversées par une population léthargique, menacée à tout moment d’être exécutée : les hommes oppressés sont des fantômes. Ils forment une société en apparent sommeil, mais parce qu’en réalité terrorisée, placée sous la surveillance sans répit de drones. Le film, d’un bout à l’autre nocturne, est plongé dans une obscurité permanente aussi belle qu’au fond, horrifique.
Comme toujours dans son cinéma, aussi maximaliste que récompensé (il a reçu le Lion d’or, l’Ours d’argent et le Léopard d’or), Lav Diaz occupe l’espace dans un mouvement continuel et divers : des récits s’enchâssent, amples et lents, souvent cadrés par de longs plans hypnotiques. Se forme comme un espace-temps dilaté, comme toujours dans son cinéma aux œuvres ductiles – 4 h 39, Halte n’est pas si long en regard des standards du cinéaste philippin, qui peut aller jusqu’à une dizaine d’heures.
Halte pourrait n’être que sinistre, nous laissant saisis d’effroi, dans un rictus repoussant. Mais Lav Diaz joue d’un spectre bien plus large d’émotions, nous écartelant de sentiments complexes et contradictoires, au gré de digressions. Dans un club, un groupe de rock indé pulse une énergie vibratoire. Le dictateur, joué avec brio par un Joel Lamangan jubilatoire, fou furieux, dangereux, qui fait bouffer de la chair humaine à ses crocodiles de compagnie, est aussi peu sérieux, d’un comique grotesque. Il est le descendant du Dictateur de Chaplin et il nous amuse.
Le dictateur n’est qu’un enfant, aux conversations imaginaires avec sa mère, avec laquelle il n’a pas coupé le cordon. Cet enfant tombera sous la menace inattendue d’une armée d’enfants qu’il croyait innocents et à l’égal de lui-même : les nouvelles générations sont-elles celles qui nous sauveront ?