Suivant la genèse de la création de La Parole Libérée, association de victimes d’abus sexuels, Grâce à Dieu est un film d’une finesse extrême sur les questions de pédophilie dans l’Église, et un grand portrait d’hommes profondément contemporain.
Cela pourrait être un film de procès, d’un procès qui tarde à avoir lieu. Cela pourrait être un film d’enquête, adapté d’une histoire vraie, d’une « affaire » qui, comme beaucoup, hélas, a défrayé la chronique. Cela pourrait être un film politique et social, un film « nécessaire » sur un sujet tabou. Grâce à Dieu, c’est tous ces films à la fois. Mais c’est aussi, surtout, l’histoire d’individus que la vie a menés vers des chemins très différents, alors qu’ils ont en commun le même traumatisme d’enfance, resurgissant par leurs rencontres après des années de refoulement. François Ozon brosse avec une justesse extrême le portrait de ces hommes, dont la parole enfin se libère. Ces hommes, on croit les connaître, peut-être les avoir rencontrés, car bien qu’ils soient tous très typés – du grand bourgeois catholique joué par Melvil Poupaud au jeune instable campé par Swann Arlaud –, ils sont chacun, et à parts égales, d’une grande complexité et d’une humanité véritable. Denis Ménochet, par exemple, tient peut-être son meilleur rôle en jouant François Debord, CSP+ de milieu rural, aux idées chocs et à la voix qui porte, qui aime prendre la parole mais sait aussi écouter, fier de son athéisme mais respectant les croyants. Aussi fort que fragile, ne voulant d’abord rien entendre de « ces vieilles histoires », il deviendra ensuite figure de proue du combat contre les crimes pédophiles au sein de l’Église.
De la gravité
Outre les hommes, c’est cette Église qui est au centre du film de François Ozon. Elle y apparaît surtout comme une structure hiérarchique lourde, pleine de failles permettant à des êtres dangereux comme le Père Preynat de prospérer. Ainsi, Grâce à Dieu, dont le titre est un emprunt à cette phrase plus que malheureuse du Cardinal Barbarin : « Grâce à Dieu, ces crimes sont prescrits », est bien loin d’être un film contre la religion catholique. De nombreux personnages sont et demeurent croyants, et François Ozon, venant lui-même d’une famille catholique, reste très respectueux de ceux qui croient. Mais ce qui l’intéresse, c’est le système organisationnel et politique de l’Église, devenu problématique. Sans être mauvais en soi, il laisse passer le Mal. Philippe Barbarin (interprété par François Marthouret) est ici montré comme un homme de pouvoir semblant honnêtement ne pas comprendre sa responsabilité ni même appréhender la gravité de la situation.
Une gravité que le Père Preynat lui-même, que joue avec un naturel glaçant Bernard Verley, ne semble pas mesurer. Il revoit ses victimes en les tutoyant, leur parlant avec une gentillesse de curé s’adressant à un enfant, comme si le temps n’avait pas passé, comme si rien n’était arrivé – rien de grave en tout cas. Pourtant, jamais le Père Preynat ne conteste les accusations. Il avoue, systématiquement, expliquant être malade, comme s’il était aussi, quelque part, une victime. Ainsi, avec ces aveux inattendus, Preynat ne laisse même pas à ses victimes la possibilité de la détestation. Il n’est ni fourbe ni machiavélique, et quitte ces hommes à qui il vient de reconnaître ses crimes avec l’espoir véritable de pouvoir continuer à entretenir une relation cordiale, voire amicale avec eux. Ce qui le rend encore plus effrayant.
Vatican III
Mosaïque de personnages, Grâce à Dieu est également passionnant dans la description de ses protagonistes secondaires. Il y a les parents, forcément impliqués dans cette affaire dont furent victimes leurs enfants quand ils étaient petits. Il y a ceux qui préfèrent ne pas voir les faits et les garder oubliés, ceux qui, au contraire, veulent que justice soit faite, ou qui simplement souhaitent partager ce combat. Comme le personnage joué par Josiane Balasko, qui vit seule dans une certaine pauvreté, souhaite passer du temps avec son fils et est heureuse de s’impliquer dans une association. Ainsi, dans ce film « masculin » de François Ozon (après plusieurs centrés sur des questions de féminité, comme Jeune et Jolie, Une nouvelle amie ou L’Amant double), les personnages féminins ne sont pas en reste. Outre les mères (il y a aussi les pères, mais ils semblent moins présents) et les épouses – dont les personnages ne sont par ailleurs jamais réduits à ces seuls statuts –, il y a aussi la figure de Régine Maire (Martine Erhel), psychologue et médiatrice de l’Église. À travers les échanges épistolaires qu’elle entretient avec Alexandre (Melvil Poupaud) dans la première moitié du film, elle fait figure de lien entre l’institution et les hommes. Avec sa voix calme et amicale, son ton mesuré et compréhensif, elle semble aussi la voix de l’Église. Une voix de miséricorde.
Mais est-ce bien suffisant ? Car telle est peut-être la conclusion de ce terrible constat : une structure comme l’Église, malgré toute sa bonne volonté affichée, prônant le pardon comme vertu première, semble nécessairement devoir cacher ses vices. Comme si, à l’instar des crimes des prêtres que les instances supérieures ont – semble-t-il – préféré ne pas voir, la structure ecclésiastique était intrinsèquement insuffisante pour rendre justice aux hommes. Lorsque sa hiérarchie intime au Père Preynat de demander pardon à ses victimes, ce pardon, pourtant valeur centrale de l’Église, se trouve par son artificialité totalement dépourvu de son essence. Ainsi, il est inacceptable tant pour les victimes que pour le spectateur. Exprimé de cette manière, ce pardon n’a plus rien de chrétien. Donc, même si la justice des hommes fait son travail (réponse au dernier jugement attendu le 7 mars), cette absence réelle de pardon sera toujours douloureuse pour les victimes. Le film de François Ozon rappelle, à l’heure de cette affaire en cours, mais aussi de la démission récente du cardinal new-yorkais Theodore McCarrick accusé d’agression sexuelle sur mineurs, et de dizaines de cas similaires partout dans le monde, l’impérieuse nécessité d’une profonde réforme structurelle de l’Église, pour que cessent ces crimes. À travers un fait d’actualité, François Ozon, Grand Prix du Jury (Ours d’argent) au Festival de Berlin, signe à la fois un grand film politique, incitant à de grands questionnements de société, et un portrait très juste d’hommes fragiles, mais jamais faibles.