C’est peut-être l’un des films les plus directs, condensés et rageurs de la filmographie de Robert Guédiguian. Plus qu’un constat amer sur notre société gagnée par le repli sur soi et l’aliénation, Gloria Mundi clame, dès son titre désemparé, la soif de son auteur de voir le monde sortir de sa crise individualiste pour se diriger vers davantage de solidarité. Un récit implacable, qui prend sa source dans les mythes fondateurs de notre culture et de notre inconscient collectif.
Gloria Mundi s’ouvre sur les images d’un accouchement, directement inspirées de l’œuvre du documentariste arménien Artavazd Pelechian et de son film Kiank (Vie). Leur grâce, leur douceur et leur charge émotionnelle sont porteuses d’espérance : elles semblent murmurer à l’oreille du spectateur que la noirceur du récit à venir s’accompagne de lumière.
Le scénario de Gloria Mundi joue la carte de la frontalité : chaque personnage y tient une place définie dans une famille qui fait écho aux Atrides et aux grandes fratries rivales de la mythologie. Les vents contraires semblent avoir soufflé sur les vies conjointes ou disjointes de Daniel, Sylvie, Richard, Mathilda et les autres. Le déséquilibre des forces en jeu dans ce drame s’attaque à la cellule familiale : « L’individualisme forcené a atteint la famille, dernier bastion de la société », précise Guédiguian. L’heure est grave. Et chaque protagoniste de cette histoire aura son lot de souffrance, ses instants de joie et même son court moment d’humanité – certains étant plus « chargés » que d’autres en matière d’égoïsme primaire, comme ce jeune couple de commerçants opportunistes incarné par la très sensuelle Lola Naymark et par Grégoire Leprince-Ringuet, pour une fois envisagé autrement qu’en amoureux éconduit. Leur caractère sans foi ni loi souligné à outrance fait danser le film tantôt du côté de la chronique hyperréaliste, tantôt du côté de la fable, ce qui crée un relief notable à ce film menacé par la pesanteur.
Il y a un protagoniste, en revanche, qui, lui, éclaire ce paysage humain déliquescent de sa lumière intérieure. Daniel a passé un pan de sa vie en prison, a tué un homme pour sauver sa peau, a purgé sa peine, a retrouvé la liberté ; comme échappé des limbes, il vient poser son regard de poète sage, aimant et distancié sur cette famille composite gagnée par l’aliénation. Autrefois, Daniel a aimé Sylvie – qu’incarne, tête haute et cœur vaillant, la complice de toujours de Robert Guédiguian, Ariane Ascaride, justement récompensée de la Coupe Volpi pour ce beau rôle à la dernière Mostra de Venise. Ensemble, ils ont eu une fille, Mathilda (Anaïs Demoustier, précise et scintillante comme toujours) que Daniel n’a pas vue grandir. Et quand Mathilda met au monde la petite Gloria, Sylvie décide d’écrire une lettre à Daniel et de l’inviter à rejoindre sa famille, aux côtés de Richard, son nouveau mari (Jean-Pierre Darroussin, impeccable lui aussi) et de leur fille, Aurore (Lola Naymark).
Daniel écrit des haïkus. Cette forme de poème bref célèbre l’évanescence des choses et donne à entendre la poésie du monde, même au milieu du chaos. Dans ce contexte de crise humaine, sociale et économique, la parole de Daniel est un baume, une grâce. Quel magnifique personnage et qui d’autre que le fidèle Gérard Meylan pour l’incarner ?! « Il faut transformer le désespoir en espérance », disait Jaurès. Poète et philosophe, Daniel surplombe le marasme ambiant et tente d’apaiser les esprits possédés qui l’entourent ; seul être de cette tribu névrotique dont le désir n’est pas indexé sur celui des autres, il incarne cette espérance salvatrice.
Sans lui, Gloria Mundi sombrerait dans la mélancolie et y ferait s’enliser son spectateur. Mais par lui, le préservé, ces personnages pourront peut-être espérer sortir, un jour, des « eaux glacées du calcul égoïste », comme l’écrivait avec brio Marx dans son Manifeste du parti communiste, cher au cœur de Robert Guédiguian.