Septembre sans attendre de Jonás Trueba

Une comédie de séparation revigorante

Jonás Trueba redéfinit les codes de la comédie romantique en mêlant audace narrative et exploration des émotions à travers le pari insolite de ses personnages en crise.

Dans le paysage du cinéma d’auteur espagnol, marqué par l’ombre imposante de Pedro Almodóvar, Jonás Trueba se distingue par sa voix ludique et sentimentale s’inscrivant dans la lignée de Rohmer. On se souvient de la fille seule qui divague de rencontre en rencontre le temps d’un été madrilène dans Eva en août (2020), avec, déjà, la rayonnante Itsaso Arana. Son dernier opus, présenté à la Quinzaine des Cinéastes à Cannes en 2024, nous offre une réflexion douce-amère sur la fin d’une relation amoureuse, teintée de mélancolie mais surtout d’un humour ravageur. À travers le quotidien d’Ale et Alex, un couple qui, après quinze ans de vie commune, décide de se séparer, le film se distingue du mélodrame attendu et des disputes classiques en célébrant cette rupture par une fête, défiant ainsi les conventions et explorant, par le jeu, de nouveaux territoires émotionnels. Ce qui pourrait sembler absurde se transforme en une sorte de comédie de remariage, genre auquel Stanley Cavell (cité dans le film) a consacré un essai, où le ludique et le tragique se côtoient constamment. Cette décision, aussi surprenante soit-elle pour leur entourage, devient le point de départ d’une réflexion profonde sur l’amour, le temps et la réinvention de soi. La rupture est envisagée comme une occasion de revitaliser leur relation, générant une forme d’utopie jubilatoire où ils cherchent à créer de nouveaux codes sociaux, rapprochant ce film du récent Roman de Jim, qui aborde dans ce sens la famille et la parentalité sur un mode plus grave. Ils veulent tenter une expérience, et on y prend goût. Le film se réinvente à son tour, toujours surprenant, dont les bifurcations du récit ne cessent de nous surprendre.

Trueba orchestre cette histoire avec une maîtrise et une fluidité remarquables. Les dialogues, coécrits par les acteurs principaux, Itsaso Arana et Vito Sanz (un duo de comédiens déjà réunis dans les deux précédents longs-métrages du réalisateur, Eva en août et Venez voir), flirtent avec l’improvisation, insufflant une vie vibrante aux personnages. Les décors et les accessoires du film appartiennent au réalisateur, renforçant l’aspect réaliste de l’œuvre. Cette approche comporte néanmoins des effets de mise en scène subtils pour représenter la situation du couple. Une caméra mobile à l’épaule, proche du style documentaire, traduit l’harmonie et l’union, tandis qu’un split screen en ouverture annonce le projet de séparation, comme l’utilisation de cadres, de reflets et de colonnes pour diviser les personnages à l’écran, ce qui rappelle Le Mépris de Godard, qui explorait également la fin d’une relation. Le cinéaste ne cache d’ailleurs pas sa passion pour la Nouvelle Vague française. Outre Rohmer et Godard déjà évoqués, on peut penser à Rivette (pour sa soif d’expérimentation narrative, sa dimension réflexive, et son regard espiègle sur le monde), tandis que le duo se souvient de leur voyage à Paris, à la recherche de la tombe de Truffaut, réactivant un instant leur désir.

Le cinéma est d’ailleurs au cœur de cette histoire. Ancré dans une cinéphilie assumée, le film devient un hommage aux grands maîtres tout en restant une œuvre résolument personnelle et contemporaine. À l’instar du Mépris, il y est aussi question d’un film en train de se faire. Ale est réalisatrice, et son film dans le film – pour lequel Alex est acteur – nourrit la réflexion sur le couple et sur la vie elle-même. De plus, le père d’Ale est interprété par le propre père du réalisateur, le cinéaste Fernando Trueba, organisateur malgré lui de la fête, renforçant ainsi la dimension intergénérationnelle et le questionnement sur l’héritage cinématographique. Les dialogues spontanés, les scènes de vie quotidienne, et la métaréflexion donnent lieu à un vertigineux ballet d’émotions où la frontière entre réalité et fiction se brouille. Les moments de la vie courante prennent une dimension presque théâtrale. Le film ne cesse de brouiller les repères, et l’on se demande si le récit progresse ou s’il ne cesse de se répéter. La musique (du groupe Adiós Amores, signifiant « Au revoir les amours ») elle-même nous déroute, entrant et sortant de la diégèse. Est-ce la musique du film d’Ale, celle de la cérémonie de mariage à venir, ou simplement la musique de la romance ? Ale donne un indice en disant : “Cette musique est une idée pour un film, mais je ne sais pas si, pour la vie réelle, elle va fonctionner.” Le dialogue fourmille de ce type de métacommentaires : le film contient sa propre analyse.

Un autre thème central du film est la répétition, abordée de manière littérale. Inspiré par des références littéraires comme Kierkegaard qui explore l’idée d’un retour perpétuel de l’amour, le film s’interroge sur la routine, le poison du couple, et sur la volonté de toujours se réinventer. Il évite les drames excessifs pour privilégier une approche plus introspective, comportant sa propre observation. Ce jeu de ressassement du quotidien (Alex se lève et prépare le café, Ale travaille…), voire même le comique de répétition, où les mêmes idées et dialogues reviennent comme un leitmotiv (« Alex et moi allons nous séparer » est repris), interroge le spectateur sur la nature même du projet d’Ale et Alex : s’agit-il d’une véritable rupture, une manière de mieux se retrouver, ou bien encore une totale invention ? Leur famille pense d’ailleurs que tout cela n’est qu’une blague. On touche alors au double sens du mot, lorsque tout devient une répétition générale, une préparation, comme pour repousser l’échéance d’une situation à venir. Une profonde mélancolie émane de ces deux personnages déprimés

Trueba opte un traitement anti-spectaculaire de la crise en questionnant le statut de ses images. Cela confère au film une tranquillité satirique : il célèbre des préparatifs, se préoccupe des coulisses d’une mise en scène, plutôt que de s’apitoyer sur un désastre intime. La séparation devient ici le prétexte à une réflexion bouleversante sur le cinéma, l’amour, et les personnes qui nous entourent. Sous des apparences simples et limpides, Septembre sans attendre se révèle être une œuvre complexe, à la fois drôle, triste et d’une beauté envoûtante, audacieuse et touchante, profondément humaine, qui confirme l’immense talent de conteur de Jonás Trueba.

Benoit Basirico