Road-movie romanesque et carcéral, Le bonheur est pour demain frappe au cœur. Pour son troisième film, l’actrice et réalisatrice Brigitte Sy nous emporte dans un film où l’amour se déploie avec une rare douceur, mais aussi lucidité, entre tremblement du désir empêché, fulgurance de l’amour maternel et la mort qui rôde.
Une ville du nord de la France, où, entre grisaille et briques rouges, Sophie (interprétée avec superbe par Laetitia Casta) mène sa vie de jeune mère auprès de José (Guillaume Verdier), son compagnon toxicomane, aux allures de petite frappe. Entre potes et bars, rires et tenues sexy, son visage laisse parfois entrevoir une certaine lassitude. L’histoire se déroule au début des années 1990 lorsque les vidéoclubs existaient encore, alors qu’émerge le virus du sida. Un jour, Claude (Damien Bonnard) rentre dans le magasin de VHS géré par José et Malik (Malik Tadj), avec Sophie à la caisse. Sans qu’ils se touchent, le coup de foudre est immédiat entre Claude, braqueur professionnel, et Sophie. C’est un voyou au cœur tendre, qui prend soin de sa mère Lucie, épuisée par le virus qui la détruit. Béatrice Dalle, avec une rare délicatesse, interprète le rôle de cette mère rongée par la culpabilité de n’avoir pas été présente pour ses enfants.
Jusqu’où peut-on aller par amour ? Cette lancinante question est le moteur du film, qui laisse entrevoir tous les prix à payer pour le vivre intensément ; accepter l’absence, comme le manque, vivre encore plus fort avec ce feu qui nous habite et nous consume. Et lorsqu’il est comblé pour un bref instant, même fugacement, cet amour unique, absolu, nous donne des ailes pour continuer encore un peu, et même toujours, d’attendre.
Le cinéma de Brigitte Sy est étroitement lié à sa vie intime, à ses combats comme ses engagements, avec une fidélité généreuse et entière aux délaissés et reclus de la société, les détenus. Son premier film, le court-métrage L’Endroit idéal en 2009, puis ses longs-métrages Les Mains libres avec Ronit Elkabetz et Carlo Brandt, L’Astragale avec Leïla Bekhti et Reda Kateb (2015) et Le bonheur est pour demain ont tous pour cadre la prison et l’amour empêché.
Sa longue expérience de la création théâtrale avec des détenus dans les prisons françaises reste fondatrice dans son cinéma. Elle lui offre la possibilité d’explorer ce qui relève de la bordure, de ce qui est dans le cadre et hors cadre, entre l’échappée belle et le cloisonnement, le dehors et le dedans. Autant de dualités psychologiques, sociales et physiques qui font que tout son cinéma est aussi travaillé par ses contradictions : filmer l’urgence, mais aussi le temps suspendu, la fulgurance et la vie qui s’échappe, des peaux qui s’attirent et qui sont isolées.
Cette pulsion romanesque se retrouve dans les scènes d’intimité de toute beauté, entre pudeur et douleur, dans des plans-séquences où la caméra est au plus près des visages et des corps. Cette écriture relève parfois du cinéma mutique, entre Aki Kaurismaki et Frank Borzage, où seule la photogénie et les mouvements des corps subliment le drame en cours.
Lorsque Sophie se retrouve séparée de Claude, emprisonné pour trente ans, alors qu’elle porte son enfant, elle trouvera la force de tenir dans l’amour matriciel, autant celui pour ses deux fils que pour sa belle-mère malade. L’immense compassion pour autrui qui ne demande rien et donne tout fait la beauté déchirante du film, qui s’exprime notamment dans la scène où Sophie s’effondre lors de la disparition de son fils. Il faut saluer ici l’extraordinaire performance de Laetitia Casta, qui déploie tous les visages de la féminité.
Brigitte Sy filme celles et ceux qu’elle aime, avec une passion pour les acteurs qui affleure dans tous ses films. Toutes ses histoires sont nourries par son expérience personnelle, qu’elle sublime sur grand écran. Et comme de nombreux cinéastes avant elle, la frontière entre la sphère privée et la sphère publique se mêle au nom de la fiction. Dans cette autofiction à peine dissimulée, Laetitia Casta joue avec son propre fils Azel Garrel Casta, qui est aussi le petit-fils de la cinéaste. Comment ne pas être touchée par ce roman familial où revient, tel un rhizome mémoriel, l’image en noir et blanc de Brigitte Sy, maman de son petit garçon Louis Garrel âgé de cinq ans dans Les Baisers de secours de Philippe Garrel ?
Tout au long de ce récit, qui dénude peu à peu jusqu’à l’os les personnages de toute espérance, Laetitia Casta passe par différentes figures de la féminité, du charme mutin d’une Shirley MacLaine, version Irma la douce, à la passion amoureuse qui balaie tout sur son chemin, en passant par la figure quasi guerrière d’une mater dolorosa.
C’est aussi ce regard lucide, non dénué d’humour, que porte la cinéaste sur cette humanité un peu borderline, où les policiers assez abêtis se font avoir par un voyou plus malin que dur.
Ce sont aussi ces corps alourdis par la vie de ces femmes et de ces hommes, que ce soient les prisonniers ou leurs familles, qui tentent de sauver ce qui reste de leurs amours.
Si le bonheur est pour demain, il n’en demeure pas moins que le film propose, sans illusion, de ne pas renoncer à la puissance des sentiments, seul socle possible dans une société qui vit peut-être ses dernières heures d’insouciance, avant la catastrophe du sida et du basculement dans un monde de plus en plus répressif.
Nadia Meflah