Le sixième film du Lisboète Joao Pedro Rodrigues, Feu Follet, est une délicieuse comédie d’auteur, musicale, de science-fiction, pleine d’humour et d’irrévérences. À voir absolument.
En 2069, Alfredo, roi déchu sur son lit de mort, se laisse porter par les souvenirs saillants de sa jeunesse. Flash-back. Le voilà des années plus tôt, aujourd’hui donc, entouré de sa famille aristocrate, dînant au château, tandis que la télévision passe en boucle les images d’infos des incendies ravageant le pays. C’est le moment précis où le jeune Alfredo émet sa volonté : il veut être utile à ce monde en déliquescence et, à l’instar de Greta Thunberg dont il cite le discours, lui aussi est désireux de sauver la planète. Il a donc fait son choix, il deviendra pompier, au grand dam de ses parents pris de haut-le-coeur. Mais rien n’y fait, le bleu princier aux mains blanches intègre la caserne du royaume. Et dès qu’il rencontre un instructeur à la peau d’ébène, Alfonso, il en tombe éperdument amoureux…
João Pedro Rodrigues n’avait jamais tourné de véritable comédie revendiquée comme telle. Le spectateur avisé aura pourtant noté son esprit malicieux, sa gaieté et une certaine légèreté drolatique au gré de sa filmographie tels dans Odete (2005), Mourir comme un homme (2009) ou L’Ornithologue (2016). Feu follet lui donne ainsi l’occasion d’approfondir ce registre, l’entraînant vers la « fantaisie » en y mêlant le rêve. Pour autant, il n’abandonne pas des thèmes de prédilection plus profonds, la quête d’identité et les êtres dans leur préparation à la mort.
En introduction de Feu follet, les préoccupations écologiques sont au premier plan : le jeune prince évolue avec son père dans la pinède royale (la plus ancienne du Portugal plantée au treizième siècle par le roi Dom Afonso III puis par le roi Dom Dinis I) tandis que des enfants apparaissent comme par magie, entonnant une comptine naïve à propos des arbres, dansant selon une chorégraphie décalée et joyeusement incongrue. Plus encore, c’est dans l’univers de la caserne des pompiers que le réalisateur s’épanouit, filmant langoureusement les soldats du feu dans leurs exercices de préparation physique puis, dans un instant suspendu, la rencontre frappée d’un coup foudre entre Alfonso et Alfredo. Parce que le premier est d’une beauté imparable, sombre et sculpturale, et que le second est blondinet et de l’épaisseur d’une crevette, leur union paraît aussi improbable qu’irrésistible. Elle révèle le discours enjoué du cinéaste quant à l’alchimie des différences et des stéréotypes au travers de son point de vue iconoclaste et débridé. Soutenu par une galerie de personnages aux bobines délicieusement inattendues, quasi felliniennes, et empli de clins d’œil systématiques à l’entrechoc des classes sociales, Feu follet dresse le portrait d’une commandante de caserne tonitruante, rousse et ventripotente, qui sort du lot. João Pedro Rodrigues s’amuse beaucoup à camper ses pompiers comme des érudits des Arts à moitié nus, reconstituant des tableaux dans l’esprit de Rubens ou de Velázquez en guise de préparatifs à leur calendrier annuel. L’homo érotisation des corps est clairement la clé de voûte de son édifice. Pas question d’ailleurs de tirer le frein à main, puisque dans son continuum, le réalisateur produit une séquence de sexe entre Alfredo et Alberto dans le décor spectaculaire et lunaire d’un terrain totalement incendié. Belles, crues, sans équivoque, ces scènes sont aussi étonnantes et poétiques que dérangeantes, affirmant la conscience aiguë d’un monde résolu à sa propre disparition. Cette mort figurative est prolongée lors du retour dans le futur, à l’occasion de la cérémonie funèbre d’Alfredo parasitée par les messes-basses et les commentaires croquignolesques de la cour, empêchant là encore le silence et la délivrance. Il ressort de la briéveté de ce Feu follet ( 1 h 07 ) l’impression durable d’une énergie truculente et jamais mièvre, un geste cinématographique en vertu d’une comédie grinçante où l’on rit beaucoup, audacieuse et très délicate. En somme, un véritable petit exploit.
Olivier Bombarda