Surpassant sa performance dans Mon Roi de Maïwenn, qui lui avait valu un prix d’interprétation féminine à Cannes, en 2015, Emmanuelle Bercot est l’héroïne puissante du dernier film de Cédric Kahn, qui réunit une famille autour de la matriarche Catherine Deneuve.
Le portail s’ouvre sur une maison qui pourrait être une maison tchekhovienne. C’est une maison qu’on retrouve, que l’on perdra bientôt. Comme quand un monde finit et qu’un autre va naître. Cédric Kahn réunit dans cette grande maison une famille dispersée, qu’il enferme quasiment dans son huis clos, à l’occasion de l’anniversaire de la mère (Catherine Deneuve). On ne voit presque pas le ciel, ou le paysage, juste la maison, personnage en soi, dont le décor (les pièces intérieures, le jardin) clôt les personnages.
Un roman familial y inscrit son drame, à la fois déchirant et drôle (on le doit à la fantaisie de Vincent Macaigne, l’un des fils, comme aux scènes avec les enfants de la famille). Tout n’est pas sombre : une légèreté souriante évite même au film le néant dépressif. Cédric Kahn déploie une diversité de tons et d’humeurs, faisant de la cyclothymie des personnages une instabilité motrice : c’est le mouvement même de la vie et de son désordre, fait de départs et de ruptures, d’attachements et de détachements
Dans des images à la lumière douce et naturelle, les personnages sont révélés par des circonstances apparemment ordinaires et dérisoires (dans la cuisine, dans le jardin, à table, en voiture). La place de chacun dans la famille et la fratrie (les trois enfants sont Vincent Macaigne, Cédric Kahn et Emmanuelle Bercot), leurs relations et leur psychologie sont peu à peu précisés.
Il circule dans Fête de famille une énergie formidablement théâtrale, qui n’est pas seulement due à l’unité de temps et de lieu qui structure le film comme une pièce. Elle tient aussi à cette manière d’adapter les codes classiques d’un certain théâtre : des portes s’ouvrent, se ferment, claquent, pour faire entrer ou sortir les personnages de la scène. Cédric Kahn filme avec habilité leur mouvement, étonnamment inventif. Il s’est appuyé sur ce qu’il a appelé « les qualités naturelles du montage de Yann Dedet, sa capacité à chercher la vie dans les interstices, dans les choses qui apparaissent par l’image, au-delà du scénario ».
Cédric Kahn cale la progression dramatique sur une forme d’entropie : le désordre va croissant, au fil de disputes et de confrontations, pour finir par déchirer la pseudo-harmonie familiale, dans une scène à la violence inattendue. Cet acmé dysfonctionnel met en lumière la puissante héroïne qu’incarne Emmanuelle Bercot, la fille meurtrie, chez qui il n’y a nulle folie exagérée qui se manifeste, mais une vulnérabilité exacerbée. L’actrice est chez elle, dans ce registre de jeu viscéral. Sa performance, d’une intensité frappante et d’un engagement courageux, nous place dans un sentiment d’inconfort mêlé de fascination : elle met mal à l’aise, sans que cela nous soit désagréable, au contraire. Tour à tour dévastée et souriante, hantée et solaire, elle est invraisemblablement tendue et brutale. Cette fille blessée déplace le centre de gravité du film. Ce n’est pas son moment vrai, dans cette scène de catharsis qui pourrait être une purge : tout le long du film, elle est dans un moment de pure vérité. Emmanuelle Bercot est belle et géniale, avec ses blessures, elle est à vif, contradictoire, déchirée.
Il y a dans Fête de Famille comme une homothétie avec Juste la fin du monde de Xavier Dolan, adapté d’une pièce de Jean-Luc Lagarce, avec en point central invariant le même retour pathogène d’un enfant dans une fratrie passionnelle : Cédric Kahn en a conservé les angles, tout en réduisant, de cette figure névrotique, l’hystérie. Fête de Famille s’épuise moins à des effets de langage dans le portrait sans faille de la violence psychologique : la dévastation y prend la forme moins démonstratrice d’une douceur apparente, mais tout aussi toxique, à l’image du personnage de la mère jouée par Deneuve, bloc opaque de non-dits, de mystères non dissipés.