Par égard pour ceux et celles qui ont la grande, l’immense chance de ne pas avoir vu le premier film tourné en vidéo à être projeté en sélection officielle cannoise, ce « papier » digital sera sans spoiler.
« Festen », en danois, c’est la fête, l’allégresse partagée. Vous le sentez, le fumet des petits fours maison amoureusement confectionnés en prévision d’une réunion familiale débordante de tendresse ? Avec pour titre The Celebration, en anglais, et Fête de famille, en français, la table est mise. Sauf que… les Scandinaves ont l’art et la manière de découper chirurgicalement les tréfonds de l’âme humaine. Festen, le film, c’est un pavé dans la mare du 7e art. Sorti en 1998, cette comédie noire et cruelle est, sans doute, devenue culte à la seconde même où son tournage a commencé.
L’immense réussite du réalisateur Thomas Vinterberg, c’est d’avoir réussi à faire de « Festen » un idiome, un archétype. Pendant longtemps, pour raconter une réunion tournant au vinaigre, on a parlé de « règlements de comptes à O.K. Corral », expression inspirée du western de John Sturges. Mais depuis mai 1998, depuis la standing ovation historique et assourdissante qui a suivi sa projection à Cannes, depuis ce Prix du Jury, décerné à un film tourné en vidéo avec trois fois rien, le chaos a un nom. « Alors, ce réveillon en famille ? – Laisse tomber, c’était Festen ! »
Festen est le premier film labellisé Dogme95, le manifeste esthétique imaginé en une demi-heure, selon la légende, par Vinterberg lui-même et son ami Lars von Trier, en 1995. Les règles sont simples et follement contraignantes, allant de la caméra portée au son en prise directe, des décors naturels à la lumière… naturelle, oui, de l’unité de temps à celle de lieu. On tourne dans l’ordre. Les acteurs portent leurs propres vêtements. On monte sans musique additionnelle. Pas d’effets spéciaux. Pas d’ambition esthétique. Dix commandements et un vœu de chasteté artistique, au service d’un nouveau cinéma-vérité.
Pour faire face à autant de contraintes, Thomas Vinterberg et son chef-opérateur Anthony Dod Mantle s’astreignent à une honnêteté scrupuleuse. Une entorse majeure est concédée, par manque total de moyens : tourner en 35 mm est impossible. La caméra choisie est, de surcroît, l’une des pires sur le marché. Minuscule, mais maniable, non professionnelle, mais libératrice, elle est la première à être équipée d’un flip screen, permettant d’être tenue à bout portant tout en offrant un écran de contrôle. S’ajoutent deux entorses minimes, dont une avec retour de karma, visible dans le reflet du miroir de la chambre à coucher si le cœur vous en dit de chercher. Ils s’entourent d’une équipe dont la loyauté – aveugle – s’avère sans faille.
Le film a l’air improvisé. Il ne l’est pas. Tout est écrit. Le très respectable Henning Moritzen interprète le personnage du père. De quoi rassurer les figurants qui n’ont pas lu le scénario, coécrit avec le scénariste Mogens Rukov, par ailleurs coscénariste des Idiots, de Lars von Trier, en lice à Cannes la même année. Le mot d’ordre : s’amuser.
À l’issue du tournage, convaincus que le film va faire un flop, en raison de son sujet, de sa forme, Vinterberg angoisse. Apprenant que le film est sélectionné à Cannes, au grand dam de von Trier, qui n’aime pas la concurrence, il angoisse. Durant la projection, il angoisse. Et lorsque le générique défile, sans son crédit de réalisateur comme le stipule le manifeste Dogme95, mais avec une trombe d’applaudissements hystériques, il angoisse. Jusqu’au bout, Festen aura transcendé sa nature d’objet hors norme. Et rarement un film aura-t-il fait couler autant d’encre.
Festen ressort en salle. Festen est culte parce que le film reflète un engagement fou, une intégrité et un abandon rares. Festen est aussi culte parce que le film est la somme de tous ces éléments, mais que cette somme dépasse l’entendement cinématographique. Oui, son sujet permet de saupoudrer de sel des plaies non cicatrisables et c’est tant mieux. Mais la dévotion à l’expérience elle-même en fait, surtout, un acte crucial dans l’histoire du cinéma.