Qu’il soit en Iran, en France, en Espagne, Asghar Farhadi creuse son œuvre de cinéaste du dérèglement intime et du désordre social. Il regarde les hommes tomber et souffrir : une tragédie compassionnelle.
Les jours heureux ne durent jamais très longtemps : la légèreté n’est pas du monde du cinéaste Asghar Farhadi, chroniqueur aigu des choses de la vie de travers. Le malheur nous est plus sûrement promis que le malheur. Il tourne et retourne autour, et observe partout, dans la société, le couple, la famille, les amis, ce qui nous sépare, nous brise, nous éloigne. Même ceux qui s’aiment, s’aiment mal et se déchirent. Il a beau être doux, il ne nous promet guère de réconciliation.
Où qu’il s’ancre, le metteur en scène iranien doublement oscarisé pose ce regard sombre et implacable sur notre pauvre condition humaine et ce qui fait notre tragédie universelle, qui nous poursuit comme une malédiction : ne pas savoir être heureux, ou quand on sait l’être, ne pas le pouvoir.
Quand il s’installe avec Everybody knows dans les vignobles d’une Espagne baignée de lumière, épanouie et éblouissante, une fête s’annonce. Le pessimisme d’Asghar Farhadi ne serait plus à la noce, à cette fête de mariage, qui réunit une famille, Penélope Cruz, vitalité folle, revenant d’un exil en Amérique du sud pour l’occasion ? Il y a les sœurs, les parents, les enfants, l’ancien amant Javier Bardem subtil et carré qui fait prospérer une exploitation viticole et a retrouvé l’amour dans d’autres bras. Il y a du soleil, des rires, de l’insouciance virevoltante : la joie demeure.
Mais dans ce petit village où tout le monde se connaît trop, s’épie, s’envie, la jeune fille de Penélope Cruz disparaît et avec elle, c’est tout le film – avec un argument pas éloigné d’A Propos d’Elly, – qui voit sa joie passer et qui bascule dans la tragédie noire. C’est moins l’enlèvement qui intéresse, que la manière dont Asghar Farhadi filme tout le dérèglement qui s’ensuit. La famille est à la fois le rempart et le creuset du drame, dans une vertigineuse descente aux enfers psychologiques. La famille, avec son nœud de névroses, de rancoeurs, de rancunes, ses non-dits et ses ombres, apparaît comme un terrible piège. Le poison du doute et des mensonges en fait un huis clos étouffant.
Le joli village dans les vignes n’est plus que le territoire infernal de la tragédie scrupuleusement mis en scène. Asghar Farhadi resserre avec une rigueur implacable son nœud, dramaturge puissant de la cruauté. Farhadi est Iranien, mais chez lui, un héritage artistique lointain le conduit non loin de Strindberg et de Bergman. Le malheur qui se filme ici appelle toute notre sympathie, le compagnonnage d’une souffrance partagée.