Être vivant et le savoir
Une émouvante évocation d’une amie de longue date, disparue trop tôt, et dont le souvenir, pour l’auteur du Filmeur, se doit d’être éternisé, afin de bien préparer sa propre disparition.
Très certainement le film le plus émouvant de celui à qui l’on doit Thérèse (1986) et Irène (2009). La genèse de ce nouvel opus d’Alain Cavalier remonte à 2013. Cette année-là, la romancière Emmanuèle Bernheim (Cran d’arrêt, 1988 ; Sa femme, prix Médicis, 1993), également scénariste (entre autres de François Ozon, Sous le sable, 2000 ; Swimming Pool, 2003…), avait publié Tout s’est bien passé, un récit très délicat sur la manière dont elle avait accepté d’aider son père à mourir après son accident vasculaire cérébral. Un témoignage qui avait bouleversé le cinéaste, lequel entretenait une pure amitié avec elle depuis près de trente ans. Il lui avait alors proposé de faire un film ensemble où, comme pour Pater (2011), dans lequel le cinéaste avait tenu le rôle du président de la République et Vincent Lindon celui de son Premier ministre, il aurait incarné son père, le collectionneur d’art André Bernheim.
« Aujourd’hui, j’ai l’âge qu’il avait lorsqu’il a choisi l’heure de sa mort. Ce choix me pousse à être lui devant ma caméra », écrit le cinéaste dans le dossier de presse du film. Emmanuèle Bernheim avait difficilement accepté l’idée. « Elle a ses raisons qu’elle tient en partie secrètes », précise-t-il. Mais, atteinte d’un cancer du poumon, elle dut différer le tournage, devant être opérée d’urgence, puis subir une chimiothérapie. Cavalier ne renonça pourtant pas à son projet. Il l’adapta à cette douloureuse situation.
Être vivant et le savoir devint alors un film sur l’impossibilité de le réaliser immédiatement, mais il pouvait exister autrement : filmer son amie entre les séances de son traitement, la maintenir en vie dans son quotidien, ponctuer le tout d’éléments personnels… Une fois encore, le projet fut remis en question avec le décès d’Emmanuèle. Cavalier refusa de baisser les bras, de se soumettre au pouvoir de la mort. Initialement, le film devait témoigner des adieux d’une fille à son père en route vers la Suisse pour y programmer son départ dans l’au-delà. Il devait maintenant inverser les pôles, donner la parole et confier l’image à celui qui restait, ce qui ne pouvait qu’engendrer une vaste réflexion sur le souvenir d’un être cher, sur l’inévitable nécessité d’envisager sa propre disparition, sur la banalité mais aussi la beauté des choses du quotidien, sur l’éventualité de se trouver confronté à une forme de spiritualité supérieure, héritée d’autrefois, écartée par le temps trop présent, remise au goût des jours à venir, mais bientôt sans lendemain.
Tout cela a donc été concrétisé, selon son habitude depuis La Rencontre (1996) et surtout Le Filmeur (2004) sous la forme d’un journal vidéo, que Cavalier filma lui-même avec sa caméra numérique de très haute définition. Ainsi sommes-nous invités à contempler de magnifiques compositions de natures mortes, pleines de vies étranges, comme celles de ces courges sculptées non pas pour célébrer Halloween, mais bien plutôt en hommage à la vanité de toute chose. Ainsi voyons-nous des oiseaux qui picorent au pied d’une fenêtre, deux pigeons follement épris l’un de l’autre, un autre, blessé, à qui il faut redonner vie avec le même soin que celui qu’apporte un artisan à la réparation d’un Christ en bois aux bras cassés. On y voit aussi des légumes en décomposition et surtout une photo en noir et et blanc de la romancière jeune, très belle, que Cavalier avait longuement conservée, suivie d’images d’elle encore en vie, en robe de chambre, le haut de la tête enturbanné, bien sûr, mais toujours souriante. Cavalier lui confie même sa caméra pour filmer son appartement, son bureau très encombré. À ces images s’ajoute, un peu plus tard, une autre qui la représente, elle et son compagnon Serge Toubiana, tout un monde à jamais parti que les prises de vues de Cavalier s’efforcent pourtant, si tendrement, d’éterniser. On sent chez le cinéaste, à travers ces plans rassemblés, musicalement montés, si poétiquement commentés de sa voix chaude, suave, encore enfantine, un autre besoin, celui d’envisager, voire d’exorciser sa propre disparition. Le film devient alors une sorte d’ « exercice de disparition », qu’il signifie, un instant, s’imaginant hémiplégique. De retour à la réalité, il ne peut que dire, avec son humour décapant habituel : « Ça fait du bien de revivre ! Vive la République et les pommes de terre frites !! ». Être vivant, est effectivement, à 87 ans, un privilège et il est bon « de le savoir », nous signale-t-il.
Mais ce rappel n’est pas pour autant un éloge du carpe diem matérialiste. Bien au contraire, ce Christ en bois, aux bras cassés, que nous évoquions plus haut, est non seulement réparé avec le plus grand soin, mais aussi rapproché d’un autre, fait d’une multitude de petites perles, tous deux nous interpellant sans ménagement. Mais, à peine cette question métaphysique posée et laissée sans réponse évidente, que Cavalier nous donne à voir une Pietà et nous adresse un propos étrangement mystique : « Lui, c’est moi (..). Car Il est passé par tout ça ». Nous nous sentons alors encore plus déstabilisés, confrontés à l’essence même de notre existence. Le film s’achève, peu après. Le Christ a récupéré ses bras et fait place à une contre-plongée sur le soleil, suivie d’un panoramique vertical descendant. Le spectateur est alors tiraillé entre son appartenance à ce monde qu’il croit être sien et une impression de lévitation vers un autre, qui ne peut lui appartenir. Un magnifique non-être, que seul Alain Cavalier sait communiquer en un reflet indicible, intangible, mais vraiment présent sur l’écran.