Dans État Limite, Nicolas Peduzzi pose sa caméra aux urgences psychiatriques de l’hôpital public Beaujon à Clichy. Explorant une troisième fois au cinéma les méandres de l’âme (après Ghost Song et Southern Belle), il éclaire d’une dignité remarquable des patients esseulés par leur détresse
Il y a des films nécessaires, tant leur charge sociale et politique résonne avec notre actualité. Au cours de ces dernières années, de nombreux documentaires nous ont alertés sur l’état d’effondrement des soins psychiatriques en France. Mais leur distribution, souvent relativement confidentielle, ne leur a pas toujours permis d’atteindre le cœur du grand public. Grâce à une diffusion simultanée sur petit et grand écran, État Limite obtiendra peut-être le succès qu’il mérite.
Sous ses allures conventionnelles de documentaire télévisuel, voilà en réalité une œuvre artistique à part entière, pleine de ferveur et de rebondissements. Ici, il ne s’agit pas de filmer les prémices au basculement intérieur, en amont d’un internement. Vous ne verrez pas ce que beaucoup ont déjà expérimenté. Nulle conversation entre un patient névrosé et son psychiatre dans un cabinet libéral, comme celles chez le Docteur Ferdermann dans Le Divan du monde (Swen de Pauw, 2015). Nul appel d’une victime d’une crise d’angoisse au SAMU, comme celui passé dans Gevart (Guillaume Gevart et Dylan Besseau, bientôt disponible sur Prime Vidéo).
Depuis sa réanimation jusqu’à sa pénible convalescence, État Limite s’inscrit dans la durée de la crise du patient interné, à l’acmé de sa souffrance. Lorsqu’il n’y a pas encore lieu de lui demander s’il veut quitter l’hôpital pour retrouver sa liberté (repensons à cet égard à Douze Jours de Raymond Depardon, 2017). Quand on ne connaît rien de l’avenir du malade. S’il sera interné au long cours, pareil à ces patients filmés par Nicolas Philibert dans sa récente trilogie sur le pôle psychiatrique Paris-Centre (Sur l’Adamant, Averroès et Rosa Parks ainsi que La machine à écrire et autres sources de tracas). S’il pourra revivre chez lui, même sur une ligne de crête semblable aux Funambules (Ilan Klipper, 2020), le faisant vaciller entre force et fragilité.
Les patients de ce genre de documentaires et leurs réalisateurs partagent une recherche d’équilibre. Pour les premiers, la quête de la stabilité psychique. Pour les seconds, l’accès au degré juste de monstration. Nicolas Peduzzi place son regard à bonne distance. Loin de tout voyeurisme, il filme avec pudeur une personne amputée de trois membres après une tentative de suicide et visiblement à l’aise avec son image corporelle. Sans violer une quelconque intimité, il crée un plan fixe laissant le visage d’un patient, ne voulant sans doute pas être reconnu, invisible en hors-champ.
Certes, État Limite expose l’oppression ; un hôpital terne, à l’architecture concentrationnaire et aux escaliers métalliques, dans lequel des soignants au bord du burn-out dissimulent leur désarroi derrière leur masque anti-covid. Néanmoins ce documentaire déjoue aussi nos représentations. Les cris sont quasiment inexistants. Une salle de travail sert de scène de théâtre : Juliette est interprétée par un patient et Roméo est joué par une patiente. Malgré leur exclusion de la société civile, ces malades renouent avec leur prochain à travers un art collectif.
Ce lien social est certainement l’enjeu central d’État Limite. La pierre angulaire des soins psychiatriques. Celle que soulève tous les jours avec courage et générosité le Dr Jamal Abdel-Kader, le seul psychiatre de l’unité des urgences. Tel Sisyphe, il s’efforce à chaque occasion de remettre les rapports humains au cœur de son métier. Envers et contre tout/tous. Contre un système économique l’amenant à la tarification à l’acte et à courir d’une chambre à une autre faute de personnel. Contre les préjugés des individus, lui qui « trouve les fous moins lourds que les gens normaux ».
Malgré son genre documentaire, État Limite se situe aux portes de la fiction. De presque tous les plans, Jamal n’est très vite plus perçu comme un médecin ordinaire. Mais davantage comme un personnage héroïque utopiste. S’il est là, c’est parce qu’il voudrait révolutionner le système psychiatrique en France et faire revenir les « fous » parmi les autres.
Jamal se bat pour conserver ce qui n’a pas de valeur marchande. Un lien de confiance avec ses patients. Des traitements qui les guériront vraiment. Entouré de soignants à qui il donne des directives, dans la chambre d’un patient ou encore seul aux abords de l’hôpital, sa présence inestimable transparaît de plan en plan.
État Limite dresse le portrait d’un psychiatre atypique en perpétuel apprentissage. Éloignés de la figure tutélaire du médecin à la force tranquille (délicatement représentée dans Gevart, réalisé par Guillaume Gevart et Dylan Besseau), nous voilà au plus près d’un soignant indécis porté par ses idéaux et sa sensibilité.
Les hauts et bas émotionnels de Jamal guident la mise en scène. La photographe Pénélope Chauvelot immortalise ses succès comme ses échecs dans des clichés en noir et blanc. Nicolas Peduzzi floute sa présence quand il se perd dans des chimères. Enfin, les compositions au piano de Gaël Rakotondrabe soulignent tour à tour sa mélancolie, son excitation ou son angoisse.
À l’image des soignants filmés au sein d’unités psychiatriques françaises durant cette décennie, Jamal incarne un héros du quotidien. Mais il est de ceux qui marquent, dont l’élan vital, le positionnement humaniste et l’ambition réformatrice continueront encore longtemps d’inspirer le spectateur.
Hélène Robert