Esterno notte de Marco Bellochio
Série sur l’enlèvement, en 1978, d’Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne, ce récit en forme de tragédie grecque est un passionnant portrait de l’Italie d’alors, qui résonne encore aujourd’hui.
Le 16 mars 1978, lors d’une embuscade au cours de laquelle son chauffeur et ses gardes du corps sont assassinés, Aldo Moro est enlevé à Rome par les Brigades rouges. Ex-membre du gouvernement et président du Conseil national de la Démocratie chrétienne (DC) depuis octobre 1976, il venait de convaincre son camp de passer un accord avec le Parti communiste italien pour un gouvernement d’union nationale. Appelé « compromis historique », cet accord est essentiel pour Moro, qui prône l’union et déclare quatre jours avant son enlèvement : « Si l’on poussait jusqu’au bout la logique de l’opposition, ce serait l’immobilité : notre pays tout entier serait paralysé. » En échange de sa vie, le groupe terroriste d’extrême gauche réclame la libération d’une dizaine de leurs activistes, dont le procès est en cours. Cinquante-cinq jours plus tard, le 9 mai, le corps d’Aldo Moro est retrouvé criblé de balles dans le coffre d’une voiture.
Précautions d’usage, un carton explique la « réécriture des événements », ajoutant que « toute ressemblance », etc. En six épisodes, la série de Marco Bellochio dissèque ce séisme qui ébranla l’Italie, se plaçant du point de vue d’un personnage différent à chaque fois. Le premier et le dernier épisode s’ouvrent sur une scène « de fiction » : au premier, Aldo Moro est retrouvé vivant et son entourage politique se rend à son chevet. C’est ce que tout un chacun espérait, même si les membres de la DC ont refusé de céder aux exigences des ravisseurs. Au dernier épisode, une équipe de film met en scène l’assassinat du prisonnier par les Brigades rouges : c’est la scène invisible qui est advenue dans la réalité. Entre ces deux fictions, le réalisateur des Poings dans les poches (1965) et du Traître (2019) propose sa vision des événements qui ont marqué « les années de plomb », du terrorisme. Il le fait de l’intérieur, se basant sur de nouveaux éléments – lettres, photos, livres et témoignages -, et décrivant chaque tempête personnelle pour mieux permettre au spectateur de ressentir le tsunami national et international que fut cet attentat. Bellochio, avait déjà tourné en 2004 le formidable Buongiorno, notte sur le même sujet, vu à travers les yeux d’une femme (interprétée par Maïa Sansa), membre des Brigades rouges, qui se questionne et interroge ses camarades sur la nécessité de tuer un homme afin de se faire entendre politiquement. Dans Esterno notte, tour à tour, Aldo Moro, ses proches de la DC, dont le ministre de l’Intérieur Francesco Cossiga, le pape Paul VI, un couple de ravisseurs, son épouse Eleonora et ses enfants, sont regardés de près au fil des événements. On entre ainsi dans la tête de chacun, jusqu’au sixième épisode, qui est celui du dénouement et où tous les personnages forment une sorte de chœur antique (désaccordé) de cette tragédie grecque cent pour cent italienne, dont les échos ont secoué le monde entier.
Cette magnifique série aux tonalités sombres, crépusculaires, s’approche ainsi de chacun, filmant les visages et les corps, les tressautements de l’âme face à la violence, à l’incompréhension, à l’incrédulité, et à l’espoir aussi. C’est bouleversant et toujours juste, à échelle humaine, pathétique dans les excès (Giulio Andreotti [Fabrizio Contri], membre de la DC et président du Conseil des ministres, déclare se priver de dessert jusqu’à la libération de son « ami » ; le pape Paul VI [Toni Servillo] se punit avec un silice) et dans la dignité (Eleonora Moro [Margherita Buy] mettant dehors avec une fermeté polie un homme politique geignant à sa porte quelques heures après l’enlèvement : « Vous n’êtes quand même pas venu pour être consolé ? »). Servie par une troupe de comédiens splendides, dominés par Fabrizio Gifuni, impressionnant de retenue et de force en Aldo Moro, Esterno notte est une grande œuvre historique et politique. Elle se suit comme un thriller éprouvant et palpitant, même si on en connaît la fin. Parce qu’on en connaît la fin.