C’est l’une des plus pures et des plus innocentes histoires d’amour jamais racontées au cinéma. L’odyssée d’un âne sentimental dans les pas de Bresson, de Stevenson, de la Comtesse de Ségur et de Gainsbourg. Un Skolimowski fantastique.
On revient d’Eo comme d’un voyage extraordinaire. On revient d’une odyssée surréaliste aux malles pleines de poésie, de fantaisie, de mélancolie et de tragédie. Et par-dessus tout : de sentiments. Les sentiments d’un âne amoureux d’une âme humaine qui l’avait caressé avec tendresse et bonté. Séparé d’elle, il ne cessera de la chercher, par-delà les frontières, à travers les pays, les champs et les montagnes. Il s’entêtera à la recherche du temps perdu de l’amour, et le périple sera semé d’obstacles, la cruauté et la violence des hommes dressées sur son chemin. L’âne Eo est menacé par la bête humaine immonde. L’âne Eo pourtant ne renoncera jamais à la plus pure et la plus innocente histoire d’amour jamais rencontrée.
Jerzy Skolimowski, 84 ans, fabuliste fabuleux, ne quitte pas Eo d’un sabot. Eo est LE héros ; la caméra s’obsède à le suivre, à le regarder, à lui tourner autour. Si près de son souffle, de ses yeux tristes, de ses émotions, que l’on voit son âme. Si près que le spectateur devient l’âne. Le cinéaste, pour s’être mis à hauteur de l’animal, met le spectateur dans la peau de la bête, bien plus humaine que l’homme lui-même, avili, féroce, cruel. Nous sommes Eo par une folle transsubstantiation et par la puissance formelle d’un vieux cinéaste audacieux, qui fait d’Eo une expérience de cinéma unique, sensorielle, foisonnante, au moyen d’images parfois proches de visions hallucinatoires.
Jerzy Skolimowski a appris du chef-d’œuvre de Robert Bresson, Au hasard Balthazar (1966), histoire d’un âne face à la bêtise et l’ignominie des hommes, « qu’un héros animal est capable de vous émouvoir encore plus qu’un héros humain ». Jerzy Skolimowski a aussi sans doute appris de ceux qui ont écrit sur la belle âme des ânes, Robert Louis Stevenson et son Voyage avec un âne dans les Cévennes (1879), la Comtesse de Ségur et ses Mémoires d’un âne (1860). L’âne Cadichon du roman de Sophie Rostopchine parlait ainsi que parlerait probablement Eo s’il n’était muet : « Vous verrez que lorsqu’on a lu ce livre, au lieu de dire bête comme un âne, ignorant comme un âne, têtu comme un âne, on dira : de l’esprit comme un âne, savant comme un âne, docile comme un âne ».
En voyant Eo, cet âne en quête de l’amour qui l’avait sauvé et dont il fut séparé, l’esprit français saute du coq à l’âne et songe que cet âne amour pourrait aussi bien crécher du côté de chez Gainsbourg et sa chanson L’Anamour (1968) : Je t’aime et je crains/De m’égarer/Et je sème des grains/ de pavot sur les pavés de l’anamour.
Jo Fishley