Comment un patron d’entreprise parvient à conjuguer les apparences de la sincérité et la nécessité incontournable du recours à la corruption.
Il est des films qui ne peuvent exister que par la prestation époustouflante de leurs interprètes. C’est en très grande partie le cas de ce huitième long-métrage de Fernando León de Aranoa (Barrio, 1998 ; Amador, 2010 ; Un jour comme un autre, 2016). En effet, Javier Bardem, dont c’est la troisième collaboration avec le réalisateur (après Les Lundis au soleil, 2001 et Escobar, 2017) est d’un bout à l’autre remarquable en chef d’entreprise qui s’emploie à faire croire à tous ses employés qu’ils doivent donner le meilleur d’eux-mêmes, car ils appartiennent, quelle que soit leur fonction, à cette grande famille qu’est cette usine spécialisée dans la fabrication des bascules. Un paternalisme auquel tout le monde adhère, mais qui ne survit que grâce à la faconde sentimentaliste de leur patron. Car, dès qu’un employé se dresse contre son licenciement avec une véhémence embarrassante et occupe le terre-plein en face des Basculas Blanco, dès que l’ami d’enfance du patron n’assure plus son travail à cause d’une crise conjugale et dès que le patron lui-même « sexploite » une stagiaire, dont il ignore aussi bien le haut sens de l’arrivisme que l’appartenance au cercle de ses relations familiales, la bonne entente générale s’effrite. Et cela à l’heure même où une énième récompense le prix d’excellence de la meilleure entreprise de la région, pourrait leur être décernée. Ne reste plus alors à ce « bon patron » qu’à jouer des cartes, qui couvrent aussi bien le secteur du faux apitoiement, celui du despotisme éclairé et mieux encore celui de la criminalité déguisée. Une stratégie qui, contre toute attente, finit par lui réussir parfaitement.
Javier Bardem excelle dans l’art d’exprimer, surtout visuellement, les multiples facettes contradictoires de ce chef d’entreprise, qui est à l’image même de la société espagnole d’aujourd’hui, surnageant difficilement face à son taux de chômage des jeunes le plus élevé d’Europe, une immigration croissante en provenance du Maroc et surtout la montée du vote d’extrême droite. Particulièrement dans le dernier plan, où Blanco, dos à celui qu’il a le plus exploité, signifie la volupté de sa réussite, toutefois quelque peu entravée par un soupçon de mauvaise conscience, vite écarté, mais ressenti par l’employé. On le voit, El buen patrón est un film qui doit beaucoup au talent de son interprète principal, mais aussi à la régularité de l’engagement social de ce ce réalisateur, qui avait déjà pourfendu les conditions de vie dans les barrios et celles des prostituées (Princesas, 2005), la dignité des licenciés (Les Lundis au soleil) et celle des indigents (Amador, 2010), les victimes de guerre (Un jour comme un autre) et celles de la drogue (Escobar). On ne saurait être plus consistant.
Michel Cieutat