De l’histoire d’amour incandescente au thriller halluciné, Eat the Night se déploie des docks du Havre jusqu’aux reliefs infinis d’un jeu vidéo d’heroic fantasy. Les univers se contaminent dans un récit audacieux, où Caroline Poggi et Jonathan Vinel tracent le chemin d’un cinéma qu’on ne voit nulle part ailleurs.
On rentre dans Eat the Night avec la même attente qu’en lançant un jeu vidéo. Un court laps de temps durant lequel on se remémore les précédents films de Caroline Poggi et Jonathan Vinel où le jeu vidéo a toujours tenu une place particulière. Thématiquement, l’ultra-violence et son imagerie sont au centre de leur précédent film Jessica Forever (2019) et de leur court-métrage Ours d’or à Berlin, Tant qu’il nous reste des fusils à pompe (2014). Sur des questions plus formelles, Jonathan Vinel avait par exemple réalisé Martin Pleure (2017) entièrement avec des images tirées du jeu GTA (Grand Theft Auto). Eat the Night est peut-être le film qui fait voler en éclats toutes ces barrières entre les mondes. Le quotidien de Pablo et Apo, frère et sœur dans la vie, ne peut s’envisager sans le lien fusionnel qu’ils ont construit autour du jeu Darknoon. Pendant des heures devenues des mois, ils ont enchaîné les quêtes et tué des monstres en tout genre. Alors qu’un florilège d’images du jeu s’affiche à l’écran, la voix d’Apo raconte leurs péripéties. Nous n’avons pas encore vu un visage, ni un seul comédien, pourtant toute leur relation est déjà posée et parfaitement comprise à travers leurs deux avatars qui combattent, dansent et se reposent. Le temps de jeu est un temps de vie, et ensemble, ils ont déjà beaucoup joué.
Retour au réel, ou IRL comme disent les gamers, afin de désigner le vrai monde, plutôt que le virtuel. Pablo délaisse sa sœur lorsqu’il rencontre Night. Leur activité de dealers s’accompagne rapidement d’une passion fougueuse. Poggi et Vinel filment cet amour débordant de désir, où les corps s’entremêlent, guidés par le regard sensuel des acteurs Théo Cholbi et Erwan Kepoa Falé. C’est encore une histoire de monde alternatif, puisque dans cette intimité brûlante, le couple avance aveuglément, presque naïvement, sans se soucier du danger extérieur. Leur commerce florissant ne peut se faire sous l’œil attentif d’une bande rivale et Eat the Night vire alors au thriller survolté. Convoquant un schéma classique du genre, le film déploie une escalade de la violence, un peu rebattue, mais réinvestie par les codes propres au jeu vidéo. Les personnages avancent comme s’ils passaient à un niveau supérieur : les armes évoluent à mesure que les dégâts se font plus sévères et traumatisants.
Dans ce croisement des genres, les cinéastes s’amusent à dynamiter les frontières. Si la romance homo-érotique se mêle habilement au film de gang, la mise en scène joue avec cette même porosité. Avec la moto de Pablo traversant l’espace à une vitesse folle ou certaines scènes de violence, le réel est parfois filmé comme un jeu. À l’inverse, lorsque Apo, mise à l’écart des agissements de son frère, continue seule à jouer à Darknoon, le réel s’invite progressivement dans le virtuel. On commence à entendre la respiration de son avatar et certains visages prennent des apparences familières. Poggi et Vinel ont développé eux-mêmes le jeu sur mesure pour en faire un univers graphique qu’ils maîtrisent complètement. Darknoon devient ainsi un territoire de cinéma avec des scènes propres, comme une caisse de résonance des émotions contenues d’Apo. Le film parvient même à une prouesse. Dans un final spectaculaire, c’est bien à l’intérieur de ce monde fictif et déréalisant qu’Eat the Night se montre le plus émouvant.