Ce n’est pas seulement un vieux dessin animé au charme irrésistible que Tim Burton remet sur pattes : c’est son cinéma, avec ses pas du côté du bizarre, de l’étrange, dans des mondes imaginaires puissants et sombres.
Un homme rentre de la guerre. Sans bras. Dumbo commence à peine qu’il se met dans les pas de cet homme amputé (Colin Farrell). Il rentre, avec son corps mutilé, son trauma, il rentre défait, en deuil, veuf, ses deux enfants orphelins de leur mère. Dumbo commence à peine qu’il leste de gravité sa légèreté promise sur les ailes du petit éléphant aux grandes oreilles, apprivoisé il y a longtemps par Walt Disney, en 1941, d’après le livre pour enfants de la romancière Helen Aberson paru en 1939. Plus jamais l’homme ne chevauchera ses montures d’écuyer de spectacle. En ce temps-là, c’était la guerre.
Il y a toujours, au dos des plus grands rêves, des cauchemars. Même le plus formidable merveilleux étend des ombres. Tous les contes sont ainsi faits, qui, pour se terminer dans le triomphe palpitant d’un dénouement heureux, la plupart du temps, sont entachés de noir et de violence, parfois inouïe. Leur cruauté est celle du monde et voilà ce qu’on apprend à l’enfant : l’affronter et ne pas en voir peur. C’est la fonction de structuration psychique du conte.
Le conte de Dumbo n’y déroge pas, avec son petit éléphant de cirque que l’on sépare de sa mère. Tout le monde, l’enfant, l’adulte, tremble et s’effondre, déchiré par cette séparation. Chacun la connaît, cette peur et cette angoisse de l’abandon. Dumbo ne parle pas, mais son cri lancinant est un pleur de douleur, triste et terrible, qui nous est par trop familier.
Tim Burton n’édulcore pas cette cruauté du conte, mais il oppose avec force au tragique toute la vigueur de la poésie, de la fantaisie et de l’émerveillement, même le clinquant artifice d’un parc d’attractions éblouissant, qui cache la trivialité de l’exploitation mercantile de nos désirs de rêve enfantins. Allez, rêvons encore, ô monde cruel, volons, soyons légers, défions le vertige et le vide : volons comme Dumbo, qui fait pour nous, et dans la plus parfaite naïveté, l’apprentissage de la légèreté. Dumbo s’élève dans les airs et cela suffit pour oublier la pesanteur en toute chose. On voudrait, d’ailleurs, être Eva Green, la trapéziste Colette Marchant, esprit bienveillant, qui vole avec lui, en communion et dans un même élan.
Le cinéaste, bien sûr, n’est pas dupe, et ce parc tenu par un diabolique Michael Keaton, arrogant à la houppe ridicule et grotesque méchant de l’histoire, finira en fumée. Le bûcher justicier de la petite maison des horreurs. Tim Burton, avec son remake en prises de vues réelles du fameux dessin animé de Walt Disney, veut bien renouveler la féerie de Dumbo, mais non, il n’est dupe de rien, et aux fortunés marchands de la société du spectacle, il oppose la troupe des simples artistes saltimbanques, leur solitude, leur différence. Voilà pour la satire et en avant la musique.
Dumbo est adorable, mais Dumbo est un joli monstre de foire, de cirque, difforme et aberrant physiquement. Cette petite créature au cœur pur ne ressemble à personne, mais il devient, après la risée, la coqueluche de la piste aux étoiles. Une star. L’anticonformiste Tim Burton, indéniablement pas comme les autres, dit de lui qu’il est Dumbo, cet innocent timide et pataud. Autoportrait décalqué si on veut, qui est l’occasion de délivrer un message sur l’intolérance face à l’autre qui n’est pas moi, dissemblable. Ce Dumbo est fait avec moins de baroquisme et de fantastique gothique que d’autres contes originaux de Tim Burton, mais l’on retrouve la patte particulière de l’auteur d’Edward aux mains d’argent et de Big Fish, sa magnifique noirceur de conteur, dans la lumière d’un vieux Disney revenu à la vie.