Autour du deuil, de la création artistique, de la parole et de l’écoute vraies, Drive My Car de Ryûsuke Hamaguchi, Prix du scénario à Cannes après avoir obtenu l’Ours d’argent à Berlin pour Contes du hasard et autres fantaisies, fait naître des moments de cinéma d’une grâce absolue. Une merveille de film.
D’une nouvelle de Haruki Murakami, qui ouvre le recueil Des hommes sans femmes (Belfond, 2017), le cinéaste Ryûsuke Hamaguchi (Senses, Asako I & II) a tiré un récit de presque trois heures. Ce temps long est celui qu’il faut pour offrir à ce trésor de sensibilité son juste espace de résonance. Drive My Car débute par un prologue de trois-quarts d’heure (dont on ne dira rien ici), que vient clore un générique, comme pour souligner la couture entre ces deux temps de la narration. La suite de l’histoire propulse son personnage central, Yusuke Kafuku, acteur et metteur en scène de théâtre, dans une résidence à Hiroshima, afin d’y monter une adaptation d’Oncle Vania de Tchekhov, cette oeuvre puissante qui regarde celles et ceux qui l’interprètent droit dans les yeux et les exhorte à entamer un dialogue intime avec elle. « Tu n’as rien vu à Hiroshima », s’entendait dire le personnage d’Emmanuelle Riva dans Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais. Les protagonistes de Drive My Car, eux, ouvriront les yeux et leur cœur les uns au contact des autres.
Car Drive My Car s’articule autour de l’idée que la rencontre véritable, la parole juste et l’écoute qu’elle engendre dans le présent de l’échange, ont le pouvoir de remettre en mouvement nos rouages intérieurs. Prendre la route et prendre la parole y vont de pair. S’y laisser conduire n’est pas un acte anodin.
Ainsi Kakufu, cet homme triste que le destin n’a pas épargné, sera-t-il invité à s’ouvrir au contact de cette autre âme en peine, pétrie de culpabilité comme lui, qu’est Misaki, sa conductrice. Dans cet habitacle propice à la confidence, l’artiste et la jeune femme entameront un dialogue pudique et sincère, qui les fera cheminer tous deux vers une libération intérieure. Autour d’eux, d’autres personnages apporteront chacun leur lumière : un jeune acteur, un interprète, une comédienne muette qui pratique la langue des signes coréenne.
Une force tranquille circule d’un bout à l’autre de Drive My Car. Sa mise en scène, sa photographie, où se mêlent des tonalités beiges, blanches et bleues, son montage très maîtrisé, tout y laisse circuler les mots, les silences et les énergies (des êtres et des lieux), et mobilise pleinement l’attention du spectateur. Plusieurs séquences de ce film sont de purs moments de grâce : un long échange entre Kakufu et le jeune Takatsuki dans la voiture, un recueillement devant le vestige d’une maison dans la neige, ou la sublime dernière scène d’Oncle Vania jouée face à un public, où se dit la nécessité de tenir debout en dépit des épreuves de l’existence. En prenant un tout autre chemin que Louis Malle dans Vanya, 42e rue (des répétitions de la pièce, plus vraies que nature, rendaient poreuse la frontière entre l’art et la vie, sans que l’on sorte du théâtre), Ryûsuke Hamaguchi aboutit au même résultat : faire triompher la force des liens et, par voie de conséquence, faire entrevoir une dimension plus vaste à nos vies. Y a-t-il plus beau sujet ?