Vous avez déjà passé un repas dans la tête d’un convive ? Nous, jamais. Jusqu’à ce que Laurent Tirard adapte un roman de Fabcaro et nous invite à la table d’une fantaisie immersive, sous un crâne en ébullition.
À l’origine, il y a un roman caustique de Fabcaro, connu pour sa BD zinzin Zaï zaï zaï zaï (Éditions 6 Pieds sous terre, 2015). Son roman a pour titre Le Discours (Gallimard, 2018) : un type, quarantaine désabusée, amours affligées, cerveau embrouillé, se projette dans le temps de la future cérémonie de mariage de sa sœur et des mots qu’il y prononcera.
À l’occasion d’un repas de famille, avec ses rites immuables, les plats toujours les mêmes de maman, les digressions fumeuses de papa, les gentillesses de la sœur, les sorties pompeuses du futur beau-frère qui ratiocine, il a appris qu’il va devoir prononcer le discours de mariage de sa sœur. Par conséquent, le type, qui s’appelle Adrien, n’arrête pas de cogiter. Que dire ? Comment le dire ? Adrien amorce dans sa tête des bribes de discours, souvent absurdes. Il réfléchit, ressasse, tourne en rond, coupe les cheveux en quatre, en huit, en mille, s’agite, s’interroge. Il est même énervant à force d’ironie, de cynisme, de nombrilisme !
Le Discours tourne autour de la parole d’Adrien, de ses questions, de ses angoisses, de ses réflexions. Il parle de lui, de sa famille, des autres, de la vie, de l’amour, de tout et de rien. Il parle tout haut comme il parle tout bas. Comme il y a les choses qu’on dit, il y a les choses qu’on tait. Mais le non-dit ici est dit. Tout ce qui lui passe par la tête est écrit dans le roman.
C’est précisément ce qui lui passe par la tête que Laurent Tirard met en scène dans son adaptation cinématographique du livre de Fabcaro. Il transforme le roman en home movie : un quasi-huis clos – quelques scènes se passent en d’autres lieux -, dans la salle à manger familiale, le temps du dîner. Plusieurs mondes coexistent à l’écran : le monde visible du dîner familial et le monde intérieur invisible d’Adrien le narrateur, que le réalisateur montre aussi.
Ce qu’Adrien dit et ce qu’il pense sont mis sur le même plan, dans une symétrie équilibrée entre sa parole prononcée et ses projections mentales. Ce dispositif périlleux est rendu possible par des trouvailles de mise en scène formidables et solides, comme des arrêts sur image, dans lesquels seul le héros narrateur continue d’évoluer, de bouger et de parler, face caméra, s’adressant à nous, spectateurs, tandis que les autres acteurs restent immobiles, silencieux, figés dans un temps arrêté.
Il parle, il parle, Benjamin Lavernhe, qui joue Adrien avec fantaisie, légèreté, drôlerie : son ironie élégante fait mouche. Il parle tout le temps, se dédouble, dit ce qui lui traverse l’esprit comme le font les enfants, avec une candeur d’ado attardé. Comme Laurent Tirard trouve les moyens cinématographiques habiles de filmer la parole, en même temps que la tempête sous son crâne, il nous rend captifs de ce personnage et de ses pensées exprimées tout haut. Autour de lui et de la table, les autres acteurs jouent parfaitement le jeu de cette parole mise en jeu dans une forme d’éloquence cinématographique, un art de bien montrer, de convaincre et de persuader.