Deux Sœurs de Mike Leigh

Comprendre ou aimer

Une femme en colère. Une famille autour d’elle. Et le regard de Mike Leigh, aussi acéré que tendre, pour un grand film douloureux, mais sublime.

Pansy n’est que douleur et colère. Aucune parole ne sort d’elle qui ne soit vociférée. La prendre pour une méchante aigrie est, évidemment, le premier réflexe qui vous vient. Elle passe le plus clair de son temps au lit, mais est épuisée. Elle insulte les caissières et les autres automobilistes lorsqu’elle fait ses courses, mais se vit comme une victime de harcèlement. Les insectes l’insupportent et les renards la rendent dingue.

Son grand fils obèse et timide, tout comme son mari plombier qui se tue au boulot, courbent l’échine. Ils ne répondent pas de peur de relancer ses invectives. Ils attendent que ça passe. Mais ça ne passe pas. Jamais. Pansy souffre, Pansy enrage. Sa sœur Chantelle, coiffeuse, est son exact opposé : elle n’est qu’écoute, patience et bienveillance pour ses clientes du salon, que rire en compagnie de ses deux grandes filles facétieuses, qui vivent toujours chez elle. Et elle ne se formalise pas des vipères et autres crapauds que semble cracher en permanence son aînée. Mais elle sait que Pansy souffre atrocement et elle s’inquiète.

Comme il l’a (presque) toujours fait, Mike Leigh procède par petits cercles concentriques pour cerner son personnage, nous rendre sa névrose palpable, voire insupportable, sans jamais quitter des yeux ni du cœur cette Pansy, dont il nous fait aussi sentir l’humanité cachée. Enfouie profondément, même. Depuis Bleak Moments (1971) et son couple en proie à des tensions quotidiennes, jusque Another Year (2010) et son amie de la famille alcoolique et séductrice, en passant par Life Is Sweet (1990) et Naked (1993), Leigh, dans ses films contemporains (car il a aussi signé, entre autres, Topsy Turvy, Vera Drake et Mr Turner) regarde à la loupe et sans jugement les habitants abîmés d’une Angleterre dévastée. Travaillant au plus près de ses acteurs, en amont et en improvisation, comme il le faisait au théâtre, il les emmène de l’ossature à la chair des personnages et au cœur de ce qu’il veut conter. Mine de rien, pour la première fois, il observe une famille noire ; le racisme n’est pas évoqué directement, mais au détour d’une scène avec la fille de Chantelle, et il est sans doute à la racine des souffrances de Pansy. Marianne Jean-Baptiste, qui fut la douce lumière de Secrets et Mensonges, chef-d’œuvre de Mike Leigh et Palme d’or à Cannes en 1996, est ici hallucinante de sombre dureté ; son visage, ses intonations, expriment en détail toutes ces forces obscures qui traversent Pansy, la transpercent et la laissent pantelante. La joie existe dans le cinéma de Mike Leigh : on se souvient du couple heureux de High Hopes (1988) interprété par Ruth Sheen et Philip Davis ou de l’institutrice résolument optimiste de Be Happy (2008) sous les traits et le large sourire de Sally Hawkins. Ici, le versant joyeux du film est endossé par Michele Austin en Chantelle qui accueille la vie, avec ses heurs et ses malheurs, à bras ouverts.

Le titre français, s’il resserre l’intrigue autour de ce noyau familial, dont on apprendra comment et pourquoi il s’est constitué dès l’enfance lors d’une scène déchirante au cimetière, reste vague. Le titre anglais, Hard Truths, que l’on pourrait traduire par Dures Vérités  ou Cruelles Vérités, est plus juste et profond pour évoquer ce que le cinéaste britannique nous donne à voir sous sa caméra d’entomologiste délicat. La vérité des êtres n’est pas univoque, elle est faite de strates, pavée de plaies et de bosses. C’est en Angleterre, mais c’est partout, et cette myriade d’éclats forme la mosaïque de nos vies cabossées.