Sur les émeutes raciales de 1967 à Détroit et leur répression sanglante, Kathry Bigelow (Démineurs, Zéro Dark Thirty), livre un film terrible et vrai. Terrible parce que vrai.
Le film débute par une séquence d’animation brève et efficace, sur l’histoire des migrations des Afro-Américains, de l’esclavage et de la « ghettoïsation ». Sans appel, cette ouverture est le constat d’un racisme ambiant en Amérique, qui ne demande qu’à éclater. Et il éclate. En juillet 1967, à Détroit, ville du Michigan, une descente de police dans un night-club fréquenté par des Noirs mène à des émeutes jour et nuit dans toute la ville. L’armée vient prêter main forte à la police. Au même moment, un groupe de soul music, The Dramatics, s’apprête à monter sur scène au Fox Theatre, pour sceller leur avenir et un contrat avec la Motown. Ils en sont empêchés par l’évacuation du théâtre, mais Larry Reed, jeune chanteur de dix-huit ans, fait quelques pas sur la scène, devant les fauteuils vides et donne de la voix, esquisse quelques pas… Cette scène magnifique, ce moment suspendu emblématique, est le fil rouge de Detroit, qui raconte l’enchaînement d’événements menant au drame. Des destins saccagés par une violence imbécile. Des hommes noirs menacés, torturés, terrorisés et tués à bout portant par des policiers blancs.
Comme d’autres personnages (un vigile noir, deux jeunes filles blanches, Larry et son ami, et une poignée de fêtards), tous se retrouvent dans un motel du quartier noir de Virginia Park. Ils seront parqués dans un couloir par des policiers échauffés, en quête d’un sniper les ayant canardés. En racontant par le menu cette nuit de cauchemar (la réalisatrice et son scénariste ont retrouvé certains protagonistes), Detroit devient un film d’horreur, distillant les relents d’une implacable violence aveugle, d’une justice à deux vitesses, d’une suprématie insoutenable. C’est fort et juste, jamais complaisant, sans doute en dessous de la réalité. C’est prenant à hurler.
Du polar maladroit (Blue Steel) à l’efficace film de surfers-braqueurs devenu cultissime (Point Break), Kathryn Bigelow, dans la première partie de sa carrière de réalisatrice, semblait chercher sa veine et son style. Des films d’action déjà, où un rapport sans fard à la violence et une fascination pour des personnages jusqu’au-boutistes, faisaient déjà sa marque. La rencontre avec le scénariste Mark Boal a imprimé un sens, c’est-à-dire une direction et une raison d’être à ses films. Quelque chose de l’ordre du témoignage et de la vérité, comme si le documentaire était possible quelques années après les faits… Avec Démineurs (2009), Bigelow filme la guerre en Irak et suit les pas d’une brigade de soldats, et particulièrement du lieutenant William James, tête brûlée, militaire déshumanisé par sa tâche et l’adrénaline qu’elle lui procure. Le film est extraordinaire, troublant, désagréable. Six Oscars, dont celui du scénario, du meilleur film et de la meilleure réalisatrice. Kathryn Bigelow est la première femme à remporter la statuette. La dernière à ce jour. Avec Zero Dark Thirty (2013), c’est sur les pas d’une jeune analyste de la CIA menant avec d’autres la traque d’Oussama Ben Laden d’Afghanistan au Pakistan qui est le cœur du film. Et de cette histoire-là, on connaît la fin. Ce qui intéresse la réalisatrice, ce sont les moyens pour y arriver, le prix à payer. Exorbitant. La torture insupportable, l’obsession jusqu’à l’oubli de soi, l’opiniâtreté et, une fois encore, la déshumanisation. Qu’on lui ait fait le procès de se repaître de violence est indigne et injuste. Rien, jamais, dans ces deux films ne laisse penser que ces êtres sont des héros ; ils sont, en creux, des plaidoyers contre la guerre et toute forme de terreur.
Ici, il y a peut-être un peu plus de manichéisme, car les policiers blancs sont insauvables (mais pourtant graciés par le procès final…) Et alors ? Plaçant le spectateur en témoin muet et impuissant d’une ignominie, Kathryn Bigelow fait œuvre de cinéma et signe un film glaçant, éminemment politique. Où les acteurs, tous excellents, parmi lesquels John Boyega, Anthony Mackie, Algee Smith, sont au service d’une reconstitution bouleversante. Magnifiquement mis en ombres et en lumière par Barry Ackroyd, le chef-opérateur de Ken Loach et de Paul Greengrass, Detroit parle d’hier et d’aujourd’hui — on pense aux récents événements de Charlottesville, aux victimes innocentes, aux photos des suprémacistes arborant fièrement leurs slogans racistes —, d’un monde où tout reste à faire pour vivre ensemble sans présupposés ni préjugés.