Et voilà que Vincent Lindon est le nouveau et le dernier Casanova du cinéma. Ce Casanova ? L’amoureux fou (il le fut !) d’une putain. L’acteur le joue au bord des gouffres, damné et possédé, dans le désespoir chuchoté d’une passion mortifère. Que c’est séduisant !
Le réalisateur de Sade retrouve le XVIIIe siècle et un autre de ses aventuriers, à l’existence et l’œuvre subversives. Un autre libertin : Casanova. Et lui aussi, foudroyé. Benoît Jacquot agit de la même sorte qu’avec Donatien-Alphonse-François, le divin marquis. Il extirpe Giacomo le Vénitien de la gangue de sa stature populaire et de la légende de ses succès immanquables. Et il romance un moment de sa biographie sinon inconnu, du moins méconnu, un fait obscurci par des ombres, du mystère, qui font le lit de l’imaginaire et du romanesque. De là, la possibilité de jouer la fiction du personnage célèbre et de faire du cinéma.
Sade (2000), c’était Picpus, sous la Terreur, en 1794, son enfermement à la clinique après les geôles de Saint-Lazare. Sade tenait tête à la folie dans les convulsions d’une époque baignée de sang. La mort rôdait, le désir aussi, d’une jeune fille qui avait l’innocent et audacieux visage virginal, alors, de l’actrice Isild Le Besco.
Il n’y a pas de cinéma de Benoît Jacquot sans la jeune fille. Celle de Casanova a la beauté diaphane de la fausse ingénue Stacy Martin, découverte dans Nymphomaniac en double pubère excitante de Charlotte Gainsbourg. Elle est la Charpillon, la putain fatale qui a rendu raide dingue Casanova. Elle fut, postule Benoît Jacquot, son premier et dernier amour. Oui, et non, c’est un peu vrai, puisqu’il a voulu mourir pour elle, se jeter d’un pont, lesté, dans les eaux de la Tamise. Il l’a aimée, ça oui, il l’a écrit dans ses mémoires, et ses mémoires, publiés sous le titre L’histoire de ma vie, ont inspiré à Benoît Jacquot son scénario, coécrit avec Chantal Thomas, essayiste et romancière, qui avait dirigé l’ouvrage saluant l’acquisition par la Bibliothèque nationale de France, grâce à un généreux mécène, du manuscrit original de cette histoire de la vie de Casanova, (3 700 pages quand même), objet dans le même temps d’une exposition à la Bnf.
Il faut lire Casanova. Et c’est le travail qu’ont accompli les trois scénaristes du film, Chantal Thomas, Jérôme Beaujour, Benoît Jacquot. De l’amour, Casanova dit ceci : « Qu’est-ce donc que l’amour ? J’ai beau avoir lu tout ce que les prétendus sages ont écrit sur sa nature, j’ai beau y philosopher dessus en vieillissant que je n’accorderai jamais qu’il soit ni bagatelle ni vanité. C’est une espèce de folie sur laquelle la philosophie n’a aucun pouvoir ; une maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge, et qui est incurable si elle frappe dans la vieillesse. Amour indéfinissable ! Dieu de la nature ! Amertume dont rien n’est plus doux, douceur dont rien n’est plus amer. Monstre divin qu’on ne peut définir que par des paradoxes. »
Ce pourrait être là l’exposé idéal de l’histoire de la Charpillon et de Casanova, quand il fut foudroyé par cette putain, à Londres, et manipulé par la putain et sa maman. Benoît Jacquot, dans les mêmes esthétiques que son Sade, plonge son Casanova dans des ténèbres. Dernier amour, et rien après. Sinon d’autres femmes banales. Que lui est-il arrivé avec la Charpillon ? La chasse, la fuite, la dérobade : la proie lui a échappé. Quel affront, quand on a le nom et la réputation de Casanova ! Des gouffres s’ouvrent, et l’idée vient à Benoît Jacquot de mettre en scène cet épisode douloureux comme une ultime confession, à la fin de sa vie, de l’homme aux milles conquêtes. Une confession chuchotée, dans laquelle Vincent Lindon jette comme un dernier souffle haletant. Cela va bien aussi, puisque Casanova écrivit à la fin de sa vie ses mémoires, alors qu’il était bibliothécaire en Bohême. Casanova lui-même s’était éprouvé au crépuscule de sa vie, à 38 ans, quand la Charpillon avait refusé ses avances. Et même, son argent. Benoît Jacquot transforme l’espace de son film en huis clos irrespirable, des chambres où l’on suffoque, des labyrinthes où l’on se perd, des lieux gagnés par des ombres, des endroits sophistiqués ou non, où l’on se frôle et se respire sans jamais se posséder.
Casanova ? C’est Lindon. Comme Jacquot avait trouvé son Sade avec Auteuil, il a trouvé son Casanova avec Lindon, jamais aussi troublant que quand il est un homme à terre, brisé. Stacy Martin est affolante en Charpillon, qui lui tourne autour, aspirante, irrésistible, fatale. Il n’est plus qu’une marionnette. Pierre Louÿs en avait fait un roman, La Femme et le Pantin. Dernier amour en donne les images.