Est-ce la mise en scène ? Est-ce la douleur sourde qui hurle silencieusement ? Est-ce l’extraordinaire puissance d’un récit universel qu’on refuse d’admettre ? Débâcle est un premier film très réussi.
Dès les premiers plans, serrés, caméra à l’épaule, on sent qu’Eva porte un lourd secret. De cadrages de plus en plus en serrés en flash-backs de plus en plus oppressants, l’innocence de l’enfance vient fondre comme neige au soleil sous les rayons cruels de l’adolescence. Sous la direction de Veerle Baetens, elle-même actrice (remarquée dans Alabama Monroe de Felix Van Groeningen), le monde semble se rétrécir autour d’Eva jeune (Rosa Marchant) et d’Eva adulte (Charlotte De Bruyne, vue dans Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne).
Eva est à peine adolescente. Elle avance dans la vie sans cadre structurant, entre une mère alcoolique et un père violent, cherchant un semblant d’appartenance parmi ses pairs. Encore en construction, elle est l’amie, puis la complice de deux garçons, avant de se rebeller et d’en payer le prix. Le jeu phénoménal de la toute jeune Rosa Marchant lui a valu le Prix d’interprétation féminine au Festival de Sundance 2023. On comprend pourquoi. La force de ce premier film, réalisé par Veerle Baetens d’après le best-seller éponyme écrit par Lize Spit et publié en France chez Actes Sud en 2018, c’est sa dimension cocotte-minute, d’abord, mais surtout sa capacité à faire écho, avec une grande justesse, à ce que des milliers, des millions, des milliards de fillettes vivent depuis toujours. Les chuchotements honteux, les vies bringuebalantes, les dérapages, les mécanismes de protection, l’impossible violence, la non-existence… Tous ces signes racontent, au fond, depuis longtemps, la même histoire à celles et ceux qui savent lire entre les lignes. La grande différence, aujourd’hui, c’est que la création artistique portée par les femmes permet de clamer tout haut ce qui a été parfois balbutié, à voix basse et tremblante, mais rarement entendu.
Veerle Baetens a coécrit Débâcle avec le scénariste Maarten Loix, qui a récemment cosigné Le Paradis de Zeno Graton. Leur collaboration étroite leur a permis de contourner les difficultés que présentait le récit original de Lize Spit et d’aller au cœur de ce qui se joue ici : la vulnérabilité de l’enfance, l’inconscience cruelle des garçons, la fragilité des filles, et la sédimentation d’une misogynie systémique à travers des jeux dangereux et une culture de la misogynie.
Ce qui pourrait être une revenge story, dans la lignée de A Promising Young Woman d’Emerald Fennell, devient à travers les images de Frederic Van Zandycke, inspirées par les Goonies ou Stand by Me, un film transcendant sur toutes les enfances déchues. Quand les cœurs se brisent jusqu’à briser des vies, quand la vérité ne sort pas de la bouche des enfants, quand la féminité est une construction sociale consistant à se chercher vainement, à se trouver coupable de ne pas avoir de place, à se sentir inadéquate, Débâcle souligne avec une triste tendresse l’enfance qui disparaît, le silence des adultes, leur choix de détourner le regard.
Débâcle est distribué en France par JOUR2FÊTE, dont le goût du risque et le respect pour de nouveaux récits audacieux ont permis, par exemple, au formidable Slalom de Charlène Favier de voir le jour, et aux merveilleuses Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania d’obtenir tout récemment le César du Meilleur Documentaire 2024. La vie, vue par les femmes cinéastes et scénaristes, promet des lendemains qui chanteront plus juste, plus fort, plus loin.