Deux futurs énarques rencontrent la mauvaise personne au mauvais endroit et tentent de continuer leur route. Sylvain Desclous signe un polar politique ambitieux et dérangeant.
Qu’est-ce que l’ambition ? Vaste question, que le film aborde, entre autres, en mettant en scène un jeune couple d’amoureux, Madeleine et Antoine, à quelques jours du grand oral de l’ENA. Elle est boursière et vient d’un milieu modeste, il est issu d’une longue lignée de politiciens de gauche. Ils séjournent en Corse, pour réviser dans la très cossue résidence secondaire du père du jeune homme, où la fièvre de Madeleine, sa volonté de changer le monde et d’y prendre part en tant que femme, sont remarquées par Gabrielle Dervaz, brillante députée socialiste.
Mais voilà, parce qu’il est à la fois grande gueule et lâche, Antoine déclenche sur une route déserte une altercation avec un autochtone. Le ton monte, l’homme devient menaçant, et pour sauver son fiancé, Madeleine empoigne une arme et tire. Horrifiée, elle veut prévenir la police ; il refuse et enterre le corps. Ce secret terrible qui les lie désormais va les séparer irrémédiablement.
Comme dans son premier long de fiction, Vendeur (2016), et son documentaire La Campagne de France (2022), Sylvain Desclous observe à la loupe les comportements humains, la conquête du pouvoir, le sens des valeurs, les petits arrangements avec le réel. Fourmillant de détails et notations justes, le scénario est aussi glaçant que remarquable ; le réalisateur le cosigne avec Pierre Erwan Guillaume, qui a travaillé notamment avec Solveig Anspach et Tonie Marshall.
Si les femmes sont très présentes dans ce récit angoissant, à travers le couple formé en politique par Gabrielle et Madeleine – des presque sœurs en butte aux mâles toujours un peu condescendants -, elles sont absentes de la structure familiale. Mais il y a les pères : Bertrand Mandeville et Yvan Pastor, le nanti et l’ouvrier. Le premier protège son fils, fort de sa réputation sans faille et d’un bataillon d’avocats, de la certitude de son bon droit et de la soudaine irruption d’un rapport de classes, qui renvoie Madeleine à son extraction de bas étage et sa fonction toute désignée de victime expiatoire. Le second épaule sa fille avec son besoin de justice de classe, ses remords éducatifs, son élégance d’homme qui s’est fait tout seul et ne peut compter que sur lui-même. Pour ces deux patriarches si différents, la réussite professionnelle importe, mais pas de la même façon, pas pour les mêmes raisons.
Pascal Elso et Marc Barbé sont tous deux impeccables au sein d’un casting parfait, où Emmanuelle Bercot s’impose comme une grande actrice capable de tout jouer, où Benjamin Lavernhe insuffle des ambiguïtés et fêlures, qui, sans les excuser, expliquent les incapacités d’Antoine. Et où Rebecca Marder (Une jeune fille qui va bien, Mon crime) prouve, au-delà de sa grâce singulière, la tessiture infinie de sa gamme d’émotions, dans la culpabilité comme dans la conviction.
De grandes espérances se réfère plus aux espoirs déçus en politique qu’au roman de Charles Dickens. Commencé sous le soleil de plomb de la Corse, il étend sa palette chromatique vers des tons plus nuancés, des pastels mélancoliques, qui disent bien la tragédie ici déroulée. Porté par le montage brillant et efficace signé Isabelle Poudevigne, il tisse les liens complexes unissant les nombreux personnages et tient bon le cap de son récit sans concession sur la difficulté (voire l’impossibilité) de rester pur dans un monde qui ne l’est pas.