Tsai Ming-Liang est à l’honneur cet hiver avec deux événements notables, une exposition et une rétrospective (en salle et au Centre Pompidou, Paris) ainsi que, plus immédiatement, la sortie d’un nouveau long-métrage marquant le retour du Taïwanais au médium cinéma : Days est un film artistique, méditatif et touchant, scrutant les corps et le passage du temps.
Pour le spectateur cinéphile, il s’agit de retrouvailles avec le cinéaste taïwanais d’origine malaisienne Tsai Ming-Liang. Ce dernier s’était échappé ces dernières années vers l’art contemporain, en se consacrant notamment à la série Slow Walk, dans laquelle son acteur de prédilection Lee Kang-Sheng était habillé en moine, arpentant pieds nus différents extérieurs citadins d’un pas lent. Aujourd’hui, Days, dans une forme de continuité, explore les frontières fines entre l’expression contemplative d’un cinéma d’auteur exigeant et la représentation muséale. Après Vivre L’Amour (1994), La Rivière (1997), La Saveur de la pastèque (2005) ou Les Chiens errants (2013), Tsai Ming-Liang poursuit son ambition à conjuguer une forme de théâtralité (il a étudié le théâtre à l’Université de la Culture chinoise) et son sens plastique de l’image. Les deux sont matérialisés par un cadre éminemment travaillé et toujours fixe dans Days, des plans-séquences très lents, méditatifs, quasi extatiques. Son style s’exonère aussi de dialogues, le cinéaste cherchant à faire éprouver la durée au spectateur, qui, s’il y adhère, se voit littéralement placé sous hypnose. Plus encore que d’ordinaire dans sa filmographie, Days est marqué par la volonté du réalisateur de s’affranchir des codes narratifs traditionnels du cinéma. L’ensemble est perçu sous un angle faussement documentaire. Abandonnant l’écriture de scénario au sens strict, pour faire ressentir littéralement les corps, leurs chairs, leurs états ainsi que le temps qui défile, Tsai Ming-Liang affirme ici une croyance et un geste cinématographique empruntés directement au sensualisme philosophique de Condillac.
Le thème de la solitude de ses congénères plongés dans un monde tourbillonnant reste son obsession. Il se concentre pour cela, une fois encore, sur son acteur, Lee Kang-Sheng, dont il filme le visage, l’anatomie, la démarche, comme des jalons infaillibles de la réalité concrète qu’il veut capter. Lee Kang-Sheng, qui interprète Kang, n’est plus véritablement un acteur ; les deux se confondent, vivant la même réalité, subissant la même maladie, les mêmes traitements, les mêmes souffrances, le même isolement. C’est par ailleurs du choc même d’avoir revu des images anciennes, constatant à rebours combien Lee Kang-Sheng était malade dans la vie, que le désir de le filmer est réapparu chez Tsai Ming-Liang. Parallèlement, ce dernier avait aussi rencontré un jeune fermier du Laos, Anong Houngheuangsy, trentenaire exilé et coincé dans la capitale thaïlandaise. Captivé par l’élégance du jeune homme, fasciné par ses gestes, plus particulièrement lorsqu’il cuisinait, le cinéaste s’est, dès lors, réconcilié avec la fiction dans le but d’organiser la rencontre des deux protagonistes, l’un affaibli, l’autre plein de vitalité. Il y parvient avec beaucoup de grâce au travers d’une scène centrale de son dispositif, qu’il serait dommage de déflorer davantage. De cette dernière découle d’ailleurs, grâce à l’intrusion fortuite de la mélodie de Limelight de Charlie Chaplin, un hommage paradoxal et profondément vibrant au cinéma traditionnel. Un peu comme si Tsai Ming-Liang s’était volontairement détourné du 7e art pour mieux y revenir par une porte dérobée, sa petite musique autoréflexive le rappelant au cinéma d’une manière aussi intimiste que bouleversante.
Olivier Bombarda