Robert Bresson n’aimait pas son film. Maria Casarès n’a pas apprécié son metteur en scène sur le tournage. Pourtant, Les Dames du Bois de Boulogne fait partie du panthéon du cinéma français. Sa reprise sur les écrans donne l’occasion d’y replonger.
Pour son second long-métrage après Les Anges du péché, le maître ès précision stylistique décide d’adapter un récit enchâssé dans Jacques le fataliste et son maître de Denis Diderot, paru en 1796. L’histoire de Madame de la Pommeraye. Un amour blessé qui devient une vengeance amoureuse. Celle d’une femme. Le calendrier des sorties fait réapparaître ce classique en version restaurée au milieu de l’été, un mois après la reprise du Journal d’un curé de campagne du même Bresson. Mais aussi six semaines avant une nouvelle version du récit de Diderot, en costumes d’époque : Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel Mouret.
Dans ce dernier, Cécile de France incarne, à quarante-deux ans, l’héroïne ayant vécu et traversé le grand huit de l’amour. Ici, c’est la fameuse tragédienne Maria Casarès qui incarne Hélène. Surprenant, car l’actrice n’a que vingt-et-un-ans lorsque débutent les prises de vue des Dames, fin avril 1944. Camper une grande bourgeoise manipulatrice, qui en a déjà vu dans la vie, et qui connaît Madame D. et sa fille depuis des années, est assez étrange niveau crédibilité. Autre époque, autres partis pris.
L’œuvre est avant tout la réunion de talents phares. Une sorte de film-musée. Bresson donc, au scénario et la réalisation, Jean Cocteau aux dialogues (il filmera Casarès dans Orphée), Philippe Agostini à l’image, Max Douy aux décors, Madame Grès et Elsa Schiaparelli aux costumes. Tous au service d’une savante mécanique. Étonnant de ressaisir que ce drame feutré, détaché des contingences quotidiennes, au profit de la machination psychologique, fut tourné en pleine Occupation. Aucune trace de la présence nazie, de la soumission ou de la rébellion patriotique, dans cette aventure filmée dans les Studios Pathé-Francoeur du 18e arrondissement. Paris sera libéré en août de la même année 1944. Pourtant, l’ambiance narrative est à la noirceur et au cynisme. La riche orchestratrice veut humilier, et utilise ses semblables, plus démunis, sans scrupule.
La parution en novembre dernier de la correspondance amoureuse entre Albert Camus et Maria Casarès apporte aussi un niveau de lecture inédit. Les deux amants entamèrent leur passion la nuit du 6 juin 1944, jour du Débarquement. La comédienne est donc en train de personnifier Hélène. La revoir jouer l’amour meurtri et la vengeance par dépit, alors qu’elle vit hors plateau la révélation du cœur, est fort. Son interprétation respire la tragédie et témoigne de son goût pour les déclamations solennelles. Face à elle, Elina Labourdette éclaire par son jeu plus direct, plus physique, moins grandiloquent. Elle brillera chez Jacques Becker (Édouard et Caroline), Jean Renoir (Éléna et les hommes) et Jacques Demy (Lola). Toutes deux font battre les cœurs contradictoires de cette machine infernale, qui déraille dans son dénouement salvateur, et que l’orfèvre Bresson mène à la baguette.