Curiosa

Connaissez-vous, Pervigilium mortis ? Voici l’un des plus beaux poèmes d’amour, lyrique, exalté, sublime. Pierre Louÿs a écrit de nombreux poèmes (lire son Astarté), mais Pervigilium mortis est son chef-d’œuvre, d’une langue dont saisissent la finesse, la beauté, aussi la pureté ce qui paraît singulier s’agissant de l’un des auteurs et artistes les plus transgressifs de son époque, figure des Parnassiens et de l’école symbolique, l’ami de Debussy, Gide, Farrère, Apollinaire, Sarah Bernhardt, Henri de Régnier, Paul Valéry, Mallarmé… Comment Pierre Louÿs, le pornocrate qui aimait trop les femmes et les putes, auteur de Enculées, journal érotique, de Sonnets libertins, de Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation, de Manuel de Gomorrhe, du Catalogue chronologique et descriptif des femmes avec qui j’ai couché, a pu écrire ce texte ?

Ouvre sur moi tes yeux si tristes et si tendres,
Miroirs de mon étoile, asiles éclairés,
Tes yeux plus solennels de se voir adorés,
Temples où le silence est le secret d’entendre.

Quelle île nous conçut des strophes de la mer ?
Onde où l’onde s’enroule à la houle d’une onde,
Les vagues de nos soirs expirent sur le monde
Et regonflent en nous leurs eaux couleur de chair.

Pervigilium mortis, ce poème d’amour insurpassable, lui fut inspiré par sa liaison érotico-sentimentale avec Marie de Régnier – elle publia L’Inconstante sous le pseudo de Gérard d’Houville. Marie de Régnier était la fille du poète José Maria de Heredia, et Henri de Régnier comme Pierre Louÿs était amoureux de la jeune fille. Mais Henri de Régnier le premier demanda sa main, et l’obtint. Mais, au lendemain de ses noces avec le gentil et falot Régnier, Marie se donna à Louÿs, son amant passionnel. Elle eut avec lui un enfant illégitime : « Tigre » de Régnier était le fruit de leurs amours clandestines.

Lou Jeunet s’empare de ce trio amoureux (Niels Schneider, Noémie Merlant, Benjamin Lavernhe) dans Curiosa, premier film joliment sensuel, d’amour, de chair et de cul, qui déshabille avec audace ses jeunes actrices, même la chanteuse Camélia Jordana, dans le rôle d’une prostituée algérienne aux courbes de généreuse odalisque. Lou Jeunet donne vie aux photographies prises dans l’album de ce collectionneur fétichiste de Pierre Louÿs, fasciné et obsédé par le cul de la femme. Elle remet en scène un ensemble de photos prises par le poète, grand metteur en scène, lui aussi, de sa sexualité ouverte, avec Marie de Régnier pour modèle central.

Marie de Régnier apprend avec Pierre Louÿs le plaisir, le désir, le feu, elle apprend aussi la liberté. Et le récit biographique entrepris par Lou Jeunet s’émancipe lui aussi progressivement du triangle amoureux, classique, pour devenir le récit d’émancipation précoce d’une jeune femme qui s’affranchit des règles par une passion initiatique. Le biopic de Pierre Louÿs cède peu à peu la place à celui de Marie de Régnier. Noémie Merlant, dans ce rôle, irradie, voluptueuse, troublante et audacieuse. Elle ne s’exhibe pas, elle se met à nu dans la plénitude de la jeunesse de son corps. Un féminin souverain.