Charlotte, c’est Charlotte Salomon, peintre berlinoise juive, fuyant le nazisme dans les années 1940. Sa particularité ? Des centaines de dessins autobiographiques qu’elle a laissés à la postérité. Une histoire hors du commun dans un film d’animation en lutte contre l’oubli.
Tandis que les noms des producteurs du film défilent dans le pré-générique sans musique sur fond noir, le récit débute à l’oreille : des pépiements d’oiseaux, le chant de cigales suivi de pas furtifs, un grincement soudain et une voix off de jeune femme : « J’ai appelé ça Vie ou Théâtre ». L’intertitre « inspiré d’une histoire vraie » naît à l’écran, renforçant la solennité de l’instant. Enfin, une image paraît : le visage animé de Charlotte, élégante rousse aux yeux bleus, vêtue d’une robe blanche des années 1930 rehaussée d’un médaillon de jade, en contre-plongée depuis la vue intérieure d’une malle. Un homme à ses côtés s’empare de dessins qu’il feuillette en contrechamp : le premier, daté du 30 janvier 1933, présente un drapeau nazi flamboyant derrière lequel s’amasse une troupe militaire au cordeau. L’image suivante donne à voir des femmes dessinant une chaise, un tournesol, des godillots dans une étrange perspective colorée. Le dernier est le portrait d’une jeune femme livide en pantoufles, le regard perdu, assise au bord de son lit. « Comment as-tu pu en peindre un aussi grand nombre ? », demande l’homme. « Il n’y a plus beaucoup de temps, je devais faire vite », répond Charlotte. Elle signe « CS », ses initiales sur la couverture de Leben ? Oder Theater ? qu’elle lui tend fébrilement : « Prenez-en bien soin, je vous en prie, c’est toute ma vie ». Des lettres bleues forment le titre, Charlotte, en surimpression sur l’écran et la musique nostalgique de Michelino Bisceglia monte en crescendo.
Dans cette somptueuse séquence introductive, les réalisateurs Éric Warin (créateur des personnages dans Les Triplettes de Belleville, Ballerina) et Tahir Rana offrent un condensé de faits et de sentiments caractérisant l’essence même de Charlotte. Par la même occasion, ils expriment le serment qui les lie à l’entreprise de cette œuvre. L’urgence est au cœur de cette biographe d’artiste, dont l’Histoire n’aura sans doute pas assez retenu l’empreinte. Charlotte Salomon, née en 1917 à Berlin, éprise de peinture, morte à Auschwitz en 1943 parce qu’elle était juive, est considérée comme l’autrice du premier « roman graphique », format très répandu de nos jours dans l’univers de la bande dessinée. Dans cet ouvrage précieusement conservé par la Fondation Charlotte Salomon, Vie ? ou Théâtre ?, elle aura raconté sa vie via une quantité ahurissante de dessins autobiographiques, pas moins de 1 325 gouaches et aquarelles réalisées en seulement dix-huit mois d’une des périodes les plus noires du XXe siècle. Parallèlement, la production du film est, elle aussi, le fruit d’un bel effort : huit années auront été nécessaires à la productrice canadienne Julia Rosenberg pour aboutir à ce long-métrage d’animation, dont elle est à l’origine, dans une logique imparable : « Puisque Charlotte avait dessiné l’histoire de sa vie, il fallait donc que je produise un film d’animation, le film dessiné de l’histoire de sa vie. »
Charlotte avance ainsi au gré d’une esthétique graphiquement double. La reproduction de dessins authentiques de Charlotte (jusqu’à l’animation de son coup de pinceau) se mélange au récit de sa vie racontée grâce à un style d’animation élégant, à une palette de couleurs subtile, au choix d’une ligne claire bleu marine excluant le noir, un hommage direct à la pratique même de l’artiste. Car l’ensemble de ce long-métrage est marqué d’un respect minutieux des auteurs envers Charlotte, l’artiste et la femme, dans un éloge sincère et réaliste de son art, de son courage, mêlé de la conscience aiguë à se rappeler d’elle en dénonçant à plusieurs niveaux les causes de ses tourments. Le film exhume en premier lieu et avec beaucoup de précision les difficultés de la jeune femme à mener une carrière artistique dans un monde rigide, régi et administré exclusivement par les hommes, soit une grande part de l’ombre dont elle aura souffert. Puis, le récit révèle combien l’engagement de l’étudiante juive entourée de drapeaux nazis à la Kunstakademie de Berlin, à dessiner en secret la violence des rues allemandes gangrenées par l’horreur des chemises brunes, était un véritable exploit, injustement minoré encore aujourd’hui. Le film s’avère soucieux d’explorer aussi des failles personnelles enfouies chez Charlotte et liées à sa famille. Un flash-back expose la protagoniste enfant saisissant la main de sa mère atteinte de mélancolie sévère, une maladie perçue comme une malédiction héréditaire et menaçante, la petite histoire faisant étrangement écho à la grande. Dans le respect scrupuleux de la chronologie, où se mêlent les projections mentales de Charlotte jetées sur papier, l’artiste subit une sorte de double peine : elle est terriblement ostracisée par sa judéité, la Nuit de Cristal lui valant l’exil en France, et vit en même temps la peur d’être victime de la folie suicidaire des femmes de sa famille. Les séquences de Charlotte retrouvant sa grand-mère diminuée à Villefranche-sur-Mer sont à ce titre l’un des moments les plus forts du film. La tension s’affirme plus encore dans la description de sa relation ambivalente avec son grand-père devenu veuf. En plein chaos, malgré sa volonté farouche d’indépendance et un amour naissant pour un autre homme, l’artiste est sommée d’obéir à son patriarche, qui lui rappelle amèrement les règles et devoirs attachés à son sexe : « N’oublie pas comment tu as été élevée ». La résolution de cette emprise, jusqu’à la dernière scène d’arrestation, est racontée avec une finesse et une pudeur magnifiques, un choix de mise en scène où la barbarie est toujours présente, mais tenue hors champ, valorisant les ambiguïtés, nourrissant l’imaginaire. Les auteurs confirment ainsi la destinée hors norme de Charlotte en misant sur la confiance et l’intelligence du spectateur. Gageons qu’en guise de réhabilitation, la mission soit largement accomplie, tant après la projection, Charlotte ne s’oublie pas.
Olivier Bombarda