Angoissant, intelligent et incisif, Chanson douce de Lucie Borleteau est l’une des rares réussites françaises dans le registre du film de genre. En nounou dérangée, Karine Viard y est étincelante.
Paul et Myriam, comme beaucoup de couples, sont épuisés par leurs deux enfants en bas âge. La jeune mère notamment : pendant que son mari travaille, elle s’exténue à la tâche entre les cris, les couches et les biberons du nourrisson, surveillant d’un œil son aînée, une adorable fillette de six ans. N’en pouvant plus, Myriam décide de reprendre sa liberté et une activité professionnelle. En concertation avec son conjoint, elle embauche une nounou : Louise (Karin Viard) est choisie à la satisfaction générale. Elle séduit d’emblée pour son zèle ménager, sa rigueur et sa complicité avec les enfants. Néanmoins, l’attitude de Louise se révèle progressivement envahissante jusqu’à en devenir très préoccupante…
Après Fidelio, l’odyssée d’Alice, Lucie Borleteau adapte le roman de Leïla Slimani, Chanson douce, prix Goncourt 2016. Embarquant l’histoire de cette nounou inquiétante sur le terrain du film de genre, la réalisatrice crée un climat d’angoisse digne de certains films de Roman Polanski (Rosemary’s Baby, Le Locataire). En ce sens et avec son coéquipier d’écriture, Jérémy Elkaïm, elle choisit d’inverser la narration du roman pour aménager un crescendo de l’intrigue et quelques altérations. Elle offre surtout un rôle d’envergure à Karin Viard, qui sort pour l’occasion du registre des femmes joviales, au bénéfice de Louise, personnalité confuse, cruelle, aliénée. Si le spectateur aura, par le passé, pu apprécier la composition d’Isabelle Carré dans Anna M. de Michel Spinosa ou de Marina Foïs dans Irréprochable de Sébastien Marnier, Karin Viard étincelle ici, portant son personnage au firmament des cinglées potentiellement violentes.
Tout est soupesé, fin et judicieux dans la mise en scène des déraillements imminents de cette nounou à la chasuble bleue trop impeccable. Karin Viard a le don de suggérer ses failles béantes d’un seul battement de cils, passant d’une joie enfantine immodérée aux ronchonnements d’un caractère acariâtre qu’elle doit masquer. Et Louise ravale souvent son orgueil face à de jeunes patrons moins expérimentés qu’elle dans l’éducation des bambins.
La dimension sociologique de Chanson douce fait un état des lieux assez glaçant entre deux niveaux irréconciliables : Louise est emblématique de la fracture d’une société qui pousse à la solitude, reléguant majoritairement les rôles de nounou aux défavorisés et aux immigrés, ceux-là même à qui elle fait la morale au parc. Face à elle, Paul et Myriam sont des nantis, des bourgeois bohèmes possédant ce qu’elle n’a pas, une famille, de l’argent, le confort. Ils sont peu enclins à l’écoute, sujets à l’entre-soi et au gâchis. Sous sa fausse apparence philanthropique, le couple est l’archétype de l’égoïsme qui sévit aujourd’hui. Lucie Borleteau matérialise dans cet esprit une des meilleures scènes du film : Paul et Myriam s’échangent des SMS, marchant l’un à côté de l’autre avec la nounou qu’ils ont trimballée en vacances. Ils se demandent : de quoi allons-nous bien pouvoir parler avec elle ?
Antoine Reinartz incarne parfaitement une forme d’hypocrisie brutale, ce dédain communautaire peu montré au cinéma, dans lequel se fond, de manière plus nuancée, Leïla Bekhti – parfaite de bout en bout -, ballottée entre son instinct maternel et une volonté farouche d’indépendance, qui lui donne mauvaise conscience.
Ces fêlures sont les interstices propices à la perversité de Louise s’insinuant dans l’intimité de leur cellule familiale. Lucie Borleteau en trouve l’illustration parfaite via les tentacules d’un poulpe dans des séquences terrifiantes et spectaculaires.
Au-delà de l’admirable performance des acteurs – Karine Viard en tête jusqu’à la petite Assya Da Silva, merveilleuse de naturel – les constats et l’acuité du regard posé sur la tyrannie du monde dans Chanson douce marquent intensément la rétine et la mémoire du spectateur.