Bogdan Mureşanu relate la folle journée du 20 décembre 1989, qui vit la Roumanie basculer vers la fin du régime Ceaușescu. Deux heures et dix-huit minutes d’un récit haletant, où le tragique et le comique trouvent leur point d’incandescence à parts égales.
C’est un premier long-métrage ambitieux et remarquable qui fait ce pacte avec nous : reconstituer le paysage roumain en place à la fin 1989 et nous faire éprouver, à nous spectateurs d’aujourd’hui, l’atmosphère ubuesque et terrifiante qui régnait en Roumanie sous Ceaușescu jusqu’au moment où ce système implosa. Toute la dynamique de ce récit, qui fait se croiser six destins, repose sur cette tension ascendante, sur ces failles qui se creusent sous le poids de la répression et atteignent des sommets d’absurde. Tandis que la télévision inféodée au régime prépare son show de Noël et cherche une actrice pour remplacer celle qui s’est échappée à l’Ouest, un petit garçon poste benoîtement une lettre, dont le contenu risque d’attirer de sérieux ennuis à ses parents. C’est qu’à cette époque, aucun geste, aucune initiative ne peuvent échapper au contrôle de l’État. La Securitate, la police politique, a le soupçon facile, des délateurs partout, et réprime violemment les opinions hostiles au régime. Une atmosphère de paranoïa aiguë règne en Roumanie. Nul n’est libre, chacun vit dans la terreur de se faire arrêter et torturer.
Cet enfer quotidien généralisé, Bogdan Mureşanu le réactive à travers une narration écrite comme une partition musicale où les tonalités tragiques et comiques se côtoient, alternent et se confondent. Nous avançons ainsi sur cette ligne de crête, effarés et empathiques face à la panique de ce père de famille prêt à toutes les contorsions pour rattraper l’imprudence de son fils, face à la détermination de cette femme âgée qui n’accepte pas de quitter les murs qui l’ont vue vieillir, ou au courage de celles et ceux qui se débattent pour rester verticaux au cœur du chaos.
La caméra portée comme le montage signé Vanja Kovačević et Mircea Lăcătuș rendent la mise en scène de Bogdan Mureşanu vivante et mobilisent notre attention, tandis que la photographie aux teintes désaturées de Boroka Biro et Tudor Platon (primés lors du Festival Chefs op’ en lumière 2025 à Chalon-sur-Saône) réactive la mémoire de cette époque. Il faut aussi louer le travail d’orfèvre qui fut effectué tant dans l’élaboration des décors (par Iulia et Victor Fulicea) que des costumes (Dana Anghel) et du son (Sebastian Zsemlye), car tout cela contribue non pas à constituer une prouesse muséale, mais bel et bien à faire éprouver physiquement ce que vivre sous l’oppression veut dire. Ce film arrive sur les écrans à l’heure où le monde devient de plus en plus illisible et inquiétant. Comme un avertissement et une exhortation à rester vigilants face à d’éventuels et indésirables recommencements.
Anne-Claire Cieutat