Présenté en ouverture de la 63e Semaine de la Critique à Cannes, Les Fantômes est un premier long-métrage à la maîtrise envoûtante. Le parcours d’un homme, devenu espion suite aux affres vécus dans sa patrie. Une filature atypique, sensorielle et inspirante, signée Jonathan Millet.
S’appuyant sur des faits réels, pour mieux les transcender par son imaginaire, Jonathan Millet épate avec son premier opus long. Les Fantômes est un film d’espionnage qui fait la part belle aux sens et au ressenti, et où l’anti-spectaculaire prime. Le personnage central, Hamid, est d’une discrétion absolue. Il traverse le récit comme il parcourt les villes (Strasbourg, Berlin, Beyrouth, Paris), telle une ombre silencieuse. Mais avec un œil de lynx, à l’affût de son ancien bourreau en Syrie. Comme dans les fictions du cinéma d’antan, où les nazis étaient traqués en Amérique du Sud. Sauf qu’ici, le protagoniste n’est pas devenu agent spécial par vocation. C’est son histoire personnelle qui l’a conduit à rejoindre une cellule secrète, sur les traces des criminels de guerre dissimulés en Europe. Et pas une once de James Bonderie !
L’excellent Adam Bessa s’est glissé avec un instinct et une finesse extrêmes dans la peau d’Hamid. Salué il y a deux ans pour son incarnation du meneur tunisien de Harka de Lotfy Nathan, et à l’affiche actuellement de la série télévisée Ourika, il imprime Les Fantômes d’une présence intense, dans la précision des déplacements et des regards. Tout comme son partenaire du jeu du chat et de la souris Tawfeek Barhom, à la douceur confondante, lui qui a grandi en héros respectif de Mon fils d’Eran Riklis et de La Conspiration du Caire de Tarik Saleh. La délicatesse de la mise en scène n’en est que plus pertinente pour installer le climat progressivement suspicieux, mais sans jamais un coup d’éclat. Tout n’est que surface et fluidité, du filmage au montage, pour mieux laisser couler les corps dans les décors arpentés, et masquer la profondeur, tapie dans les fêlures et les silences.
L’expérience documentaire de Jonathan Millet, tout comme sa connaissance de l’étranger, puisqu’il y a vécu et filmé des heures d’images et plusieurs courts-métrages, nourrissent sa vision. En s’autorisant le cinéma de genre, il apporte une véracité au contexte et à son geste de cinéaste. Plus bressonien que bessonien, il privilégie une forme d’épure. Le coup de force se fait par sa capacité d’embrasser l’espace mental de son protagoniste, pour mieux le transfigurer à l’écran, dans une filature animale, où l’observation, l’ouïe, le souffle et l’odorat sont aux aguets. Le suspense fonctionne à pas de loup, jusque dans la savoureuse mise en place de conciliabules secrets en plein jeu en réseau. Jubilation de l’esprit et plaisir pur de spectateur sont réunis dans cette aventure de nos temps modernes, travaillés par les blessures vivaces. Une très belle surprise.
Olivier Pélisson